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Libération
Compte-rendu

La France ne jugera pas des crimes commis pendant la guerre civile algérienne

Deux anciens miliciens avaient été renvoyés devant une cour d'assises pour des exactions commises dans les années 90. La chambre d'instruction a rendu un non-lieu, mettant un terme à une enquête de plus de dix ans.
par Pierre Alonso
publié le 20 janvier 2016 à 10h17

L’affaire pouvait se résumer en une question : des crimes commis pendant la guerre civile algérienne seraient-ils jugés par une cour d’assise française ? Non, a répondu mardi la chambre d’instruction de la cour d’appel de Nîmes (Gard), au terme d’une procédure de treize ans.

La justice française enquête depuis 2003 sur le rôle de deux frères, Abdelkader et Hocine Mohamed, aujourd’hui âgés de 54 ans et 47 ans, soupçonnés d’avoir participé aux exactions commises par un groupe de «légitime défense» de la wilayat (l’équivalent des départements) de Relizane, dans l’ouest du pays. Pendant la décennie noire des années 90, le pouvoir algérien a armé ces milices pour lutter contre les militants islamistes, semant la terreur par la torture, les enlèvements…

Dans la seule wilaya de Relizane, la milice serait responsable de plus de 200 exécutions sommaires et disparitions, selon la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). L’ONG, de concert avec le responsable local de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), Mohamed Smaïn, a mené des enquêtes sur place, en Algérie, et retrouvé des témoins qui se sont constitués partie civile.

Absence totale de coopération

La démarche aboutit devant les tribunaux français le 10 décembre 2003. Une plainte est déposée pour torture, actes de barbarie et crimes contre l’humanité au tribunal de grande instance de Nîmes, où résidaient les deux frères Mohamed. Les juridictions françaises sont compétentes pour enquêter sur ces atteintes aux droits fondamentaux si les suspects se trouvent en France, et ce même si les crimes ont été commis à l’étranger sur des étrangers.

Saisi, le procureur, Robert Gelli (aujourd’hui directeur des affaires criminelles et des grâces) ouvre rapidement une information judiciaire. Celle-ci durera près de huit ans, passera entre les mains de plusieurs magistrats instructeurs différents. Elle aboutit enfin en 2011. Malgré l’absence totale de la coopération de l’Algérie qui n’a pas exécuté la commission rogatoire internationale, le parquet estime que les éléments rassemblés sont suffisants pour requérir le renvoi aux assises des deux frères. Le juge d’instruction suit.

Il rend le 26 décembre 2014 une ordonnance de mise en accusation, synonyme de procès public aux assises. Le premier sur la décennie noire en Algérie, où toute évocation publique des crimes commis pendant la guerre civile est proscrite par la charte de réconciliation. Mohamed Smaïn, de la LADDH, a ainsi été condamné pour avoir dénoncé les charniers de Relizane. La décision du juge d'instruction, très attendue après une instruction si longue et complexe, est donc accueillie avec soulagement par Patrick Baudouin, président d'honneur de la FIDH, qui s'en félicitait alors : «C'est la première fois dans l'histoire que des Algériens vont être jugés pour des crimes commis durant les années noires en Algérie.»

Les frères Mohamed décident de faire appel de leur renvoi. Le parquet général requiert alors un complément d'informations estimant que «l'infraction d'actes de tortures et de barbarie qui leur est reprochée n'est pas suffisamment établie en l'état». Autrement dit, le supérieur hiérarchique du procureur veut relancer une instruction déjà interminable et laborieuse.

«Aucun élément matériel»

La chambre de l'instruction a tranché mercredi. L'instruction ne sera pas relancée, les deux frères n'iront pas aux assises. Elle prononce un non-lieu, le justifiant par un argument alambiqué : vu la position tenue des autorités algériennes, «aucune vérification n'a pu, et ne pourra, [y] être entreprise». «Tout complément d'information ne serait qu'illusoire», conclut la chambre d'instruction, tout en considérant que les éléments rassemblés ne sont pas suffisants pour justifier un renvoi des frères Mohamed : «Ne demeurent que des accusations qui ne sont étayées par aucun élément matériel hormis la certitude que des hommes ont disparu dans une guerre civile qui a laissé ses séquelles habituelles de souffrance et de rancœur.»

MAoudia, avocate des deux mis en examen, s'en est réjoui, dénonçant auprès de l'AFP l'approche «purement politique et non juridique» des parties civiles. «C'est un déni de justice, le pire des scénarios», réagit quant à elle Clémence Bectarte, soufflée. Pour la coordinatrice du Groupe d'action judiciaire de la FIDH, «la justice française ne veut pas avoir à connaître de ce type d'affaire». Dans un communiqué, la FIDH a annoncé son intention de saisir la Cour de cassation.

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