Par Ales Bialiatski, président du Centre des droits de l’Homme Viasna et vice-président de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH)
Ainsi donc, ils n’existeraient pas… Impossible de confirmer les chiffres, mais ils seraient pourtant au moins 100 à avoir été tués, et 300 blessés en territoire ukrainien, si l’on croit les informations transmises par diverses sources à l’organisation des « Mères de soldats de Saint-Pétersbourg ».
Depuis des années, « les Mères de soldats » ont entrepris un combat pour que soient reconnus les droits des conscrits et des soldats, une des rares mobilisations qui trouve aujourd’hui encore un réel écho au sein de la société russe. Comme lorsqu’il s’est agi de combattre la « dedovshina », une forme de bizutage extrêmement violent commis au sein de l’armée russe, à l’origine chaque année de torture, des dizaines de morts et de nombreuses tentatives de suicide. La campagne menée alors avait obligé les autorités à reconnaître les faits et à prendre des mesures pour enrayer ce phénomène.
Aujourd’hui, l’organisation vient surtout en aide aux familles et aux soldats qui refusent de partir combattre en Ukraine. Avec le temps, l’organisation est d’ailleurs devenue le principal défenseur des individus et organisations ukrainiennes et russes opposées au conflit en Ukraine.
MUR DE SILENCE
Mais aujourd’hui, l’association se heurte à un mur de silence, qui étouffe même le fracas des armes. Officiellement, l’Etat russe nie en effet toute implication de son armée dans les combats à l’est de l’Ukraine. Il n’existe aucune statistique officielle sur le nombre de combattants, de blessés ou de morts. Les corps sont rapatriés dans l’anonymat, enterrés dans le plus grand secret, même si les familles peuvent connaître le lieu des tombes. Des familles qui reçoivent généralement un certificat de décès sur lequel le lieu du décès n’est pas mentionné.
Le numéro d’écoute mis en place par l’organisation des « Mères de soldats » lui permet néanmoins de recevoir des témoignages de soldats, qui, s’ils sont difficiles à extrapoler, leur ont permis d’avancer ce chiffre de 100 morts et 300 blessés, rendant absurdes les dénégations de Moscou. L’organisation a demandé aux autorités militaires d’enquêter sur les circonstances de la mort de ces soldats ayant combattu en Ukraine et de rendre des comptes sur les violations des droits des militaires et la présence de l’armée russe en Ukraine.
« PROPAGANDE UKRAINIENNE »
Autant de demandes restées pour l’instant sans réponses. Le secret défense est ainsi justifié par l’armée, pour des raisons de sécurité. Pire, les autorités avancent la protection des données personnelles, et estiment en outre que les informations fournies par les Mères de soldats ne sont que le fruit de la « propagande ukrainienne ». Une accusation qui, en Russie, plane comme une menace, pour cette organisation dont la présidente est pourtant membre du Conseil présidentiel pour les droits de l’Homme de Russie.
L’organisation des « Mères de soldats » a depuis été enregistrée comme « agent étranger », et leur recours a été rejeté pour cette raison. Les membres de l’association sont harcelés et menacés, parfois agressés physiquement. Pour ne rien arranger, la chaîne russe NTV les a récemment qualifiés de « fascistes », au même titre que tous ceux qui soutiennent le régime de Kiev.
Il est un cas emblématique de cette terreur d’Etat auxquels ces mères de soldats sont confrontées : Liudmila Bogatenkova, 73 ans, arrêtée le vendredi 17 octobre dernier. Présidente du Comité des mères de Stavropol, dans le sud de la Russie, elle a été officiellement accusée de « fraude », mais ses proches affirment que cette interpellation intervient alors qu’elle venait de révéler que 9 soldats russes sous contrat étaient morts en Ukraine. Libérée trois jours plus tard, elle déclare aujourd’hui recevoir des menaces.
PARANOÏA D’ETAT
La situation des « Mères de soldats » n’est cependant pas isolée en Russie, où l’inflation de lois répressives condamne au silence de plus en plus d’organisations non gouvernementales. La paranoïa d’Etat est désormais à la hauteur de l’isolement de plus en plus grand de Vladimir Poutine sur le plan international.
« Les Mères de soldats » appellent plus que jamais la communauté internationale, et tout particulièrement la société civile, à se mobiliser et à ne pas rester silencieux face au mensonge d’Etat. Mais l’organisation ne se pose pas comme une force d’opposition, et insiste sur la nécessité d’utiliser toutes les structures de l’Etat de droit en Russie pour obtenir des réponses aux questions qu’elle pose aux autorités, et tout particulièrement sur le sort des recrues russes envoyées dans l’est de l’Ukraine. Pour que celles-ci soient respectées et non plus considérées comme des fantômes par le régime administratif russe. Ces mères se battent pour que soit indiqué, sur les cercueils qui reviennent du front ukrainien, où et quand sont morts leurs enfants.
Dans ce contexte, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) s’inquiète de l’exacerbation des tensions et des peurs au sein de la société russe. En outre, la FIDH appelle les autorités russes à mettre fin aux actions répressives visant les « Mères de soldats » et les autres organisations non gouvernementales.
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