La CADHP devrait déployer d’urgence une mission de protection en Égypte

21/07/2014
Communiqué
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Lettre ouverte adressée à la Présidente de la CADHP, Madame Sylvie Zainabo Kaitesi

Paris, Nairobi, Le Caire, 18 juillet 2014

Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs les Commissaires,

Alors que doit se tenir à Kigali (Rwanda), du 20 au 27 juillet 2014, la 16ème Session extraordinaire de la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples (CADHP), la FIDH souhaite vous alerter de la dégradation alarmante de la situation des droits humains en Égypte et vous appeler à envisager, d’urgence, le déploiement d’une mission de protection dans ce pays, conformément aux dispositions des articles 45.2 et 46 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples et de l’article 81 du Règlement intérieur de la CADHP.

La FIDH salue les récentes prises de position de la CADHP concernant la situation en Égypte, dénonçant les condamnations à mort de masse, exhortant «  les autorités égyptiennes à rendre le système juridique conforme aux normes internationales et régionales » [1] ; « à prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à tous les actes d’intimidation à l’encontre de journalistes [...] ; à respecter et à garantir leur droit à la liberté d’opinion et d’expression, leur droit à la liberté de réunion ; à garantir leur intégrité physique et à veiller à ce qu’ils puissent mener leurs activités dans un environnement sûr et propice » [2]  ; ou encore condamnant l’arrestation et la détention de défenseurs des droits humains et appelant à leur libération immédiate. [3] Aujourd’hui, alors que l’Égypte reste marquée par des atteintes répétées, voire de plus en plus graves, aux droits et libertés fondamentales, par des dysfonctionnements importants de l’administration de la justice, par l’impunité généralisée de la plupart des auteurs de violations ou encore par des actes de harcèlement – y compris judiciaire – à l’encontre des défenseurs des droits humains, des journalistes, manifestants pacifiques et opposants politiques, la FIDH vous appelle à renforcer votre action en envisageant le déploiement d’une mission de protection dans ce pays.

Les autorités continuent de violer les libertés d’association, d’expression et de réunion

La FIDH est profondément préoccupée par la multiplication des cas d’arrestations arbitraires, de détentions arbitraires et procès iniques visant les défenseurs des droits humains, journalistes, manifestants pacifiques, et opposants politiques, un harcèlement qui s’accompagne de l’adoption ou la préparation de lois répressives dont les dispositions violent les obligations régionales et internationales de l’Égypte.

Les défenseurs des droits humains restent dans le collimateur des autorités. La FIDH souhaite en particulier vous saisir de la situation de Yara Sallam, Chargée de programme sur la Justice Transitionnelle au sein de Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR), organisation de défense des droits humains qui travaille depuis 2002 au renforcement de l’État de droit dans ce pays. Yara Sallam a été arrêtée le 21 juin 2014, à la suite de la dispersion violente, par la police égyptienne, d’une manifestation pacifique organisée au Caire pour appeler à l’abrogation de la Loi 107/2013régissant les manifestations et les rassemblements publics (Loi 107/2013 – voir ci-dessous pour plus d’informations). Yara Sallam a été placée en détention et interrogée sur la nature de son travail au sein de EIPR. Aujourd’hui, alors qu’elle est détenue depuis près d’un mois, que la demande de liberté provisoire formulée par ses avocats a été rejetée le 29 juin dernier et que son procès ne devrait pas s’ouvrir avant le 13 septembre 2014, la FIDH appelle la CADHP à renforcer son action permettant de favoriser une libération immédiate et inconditionnelle de la défenseure.

Cette arrestation et détention arbitraire s’inscrit dans un contexte d’entraves généralisées à l’action de toutes les voix jugées contestataires du régime. À titre d’exemples, le 11 juin la Cour pénale du Caire Sud condamnait in abstentia Alaa Abdel Fattah, un défenseur des droits humains, à 15 ans de prison pour avoir participé à une manifestation pacifique. 24 autres personnes dont des activistes ont été condamnés à la même peine dans le cadre de ce procès. Le 7 avril 2014, la Cour d’appel du Caire a confirmé la peine de trois ans d’emprisonnement de trois autres activistes égyptiens – Ahmed Douma, Ahmed Maher et Mohamed Adel – suite à une manifestation non autorisée. Ils ont également été accusés à tort d’avoir agressé un officier de police. Le 28 avril, la Cour des affaires urgentes du Caire a rendu un jugement interdisant les activités du mouvement des Jeunes du 6 avril – mouvement qui a joué un rôle clé dans l’organisation des manifestations du 25 janvier 2011 – pour s’être prétendument engagé dans des activités d’espionnage et avoir porté atteinte à l’image de l’Égypte à l’étranger. Le 20 mai, la Cour de Sidi Gaber Misdemeanor d’Alexandrie à confirmé la peine de deux ans d’emprisonnement et l’amende de 50,000 Livres égyptiennes (environ 7,000 USD) à l’encontre de l’avocat Mahienour Al Massry et de huit autres personnes parmi lesquelles des défenseurs des droits humains et des activistes pour avoir violé la loi 107/2013 et avoir manifesté sans autorisation le 2 décembre 2013. Le 22 mai, les forces de police ont investi le bureau d’Alexandrie du Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux (Egyptian Center for Economic and Social Rights – ECESR), en faisant usage de la violence, y compris en agressant sexuellement deux femmes présentes sur les lieux. La police a arrêté quinze individus, y compris deux employés de ECESR et deux mineurs et a confisqué le matériel et plusieurs documents du bureau. Toutes les personnes arrêtées ont par la suite été libérées sans charge. La condamnation au Caire de dix-huit journalistes d’Al Jazeera à des peines allant jusqu’à 11 ans de prison est par ailleurs un cas emblématique de la répression dont ces derniers sont également victimes.

Ces entraves répétées aux libertés d’association, de réunion, d’expression et d’information s’appuient sur un cadre législatif particulièrement répressif. Les autorités égyptiennes ont en effet utilisé à plusieurs reprises les dispositions de la Loi 107/2013 qui accorde au Ministre de l’Intérieur le pouvoir d’interdire toute manifestation, de disperser par la force les manifestants ou encore de les arrêter sur le fondement de dispositions vagues telles que « la tentative d’influencer le cours de la justice » ou celle de « porter atteinte à l’intérêt des citoyens ». Aujourd’hui, ce cadre législatif répressif risque d’être considérablement renforcé si le nouveau projet de loi sur les associations venait à être adopté par le Parlement. D’après les dispositions de ce projet initié par le gouvernement, le ministère de la solidarité sociale sera autorisé à interférer dans les affaires des organisations de la société civile, notamment en intervenant dans la composition de leur conseil d’administration ou en suspendant leurs activités par décrets administratifs. Le projet prévoit également que les ONG notifient le ministère de la solidarité sociale si elles souhaitent coopérer avec une association étrangère, cela pourrait couvrir toutes interactions avec les mécanismes régionaux et internationaux de protection, tels que la CADHP. Le projet de loi prévoit également la mise en place d’un « Comité de coordination », composé de représentants de l’État, y compris de représentants des forces de sécurité, qui disposerait de pouvoirs étendus et discrétionnaires pour réguler les activités des organisations internationales opérant en Égypte : il serait notamment compétent pour examiner les demandes d’enregistrement et de suspension, ou contrôler les sources de financement. En outre, ces dispositions permettent aux agents de l’État d’investir, à tout moment, les locaux des organisations non gouvernementales, qu’elles soient ou non enregistrées, pour s’assurer du respect des dispositions de la loi.

Ces lois ou projet de lois sont contraires aux obligations régionales et internationales de l’Égypte en matière de protection des droits humains. Ils contreviennent en particulier aux articles 3 (toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi et ont droit à une égale protection de la loi), 6 (nul ne peut être arrêté ou détenu arbitrairement), 7 (toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue devant les juridictions nationales compétentes), 9 (toute personne a droit à l’information, de s’exprimer et diffuser ses opinions), 10 (toute personne a droit de constituer des associations librement avec d’autres) et 11 (toute personne à le droit de se réunir librement avec d’autres) de la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples.

Les auteurs et responsables de violations des droits humains continuent de jouir de la plus totale impunité

A l’exception notable de la condamnation le 16 juillet 2014 par la Cour pénale du Caire Sud de 5 hommes à la prison à vie et de deux autres à 20 ans de prison sur la base d’accusations « d’attentat à la pudeur » avec recours à la force, recours à la force, vol, kidnapping et détention commis le 8 juin sur la place Tahrir, l’impunité pour les auteurs de viols et autre violences sexuelles reste la norme. Aucun des auteurs présumés des 250 cas documentés de violences sexuelles et de viols de masse commis autour de la place Tahrir entre novembre 2012 et janvier 2014 n’a eu à rendre compte devant la justice. Les violences sexuelles à l’encontre des femmes dans l’espace public est une pratique de longue date et très répandue et des centaines de cas continuent de ne faire l’objet d’aucune enquête, poursuite et sanction. Alors que les autorités ont annoncé l’adoption d’une stratégie nationale pour combattre la violence à l’égard des femmes, celle-ci n’a pas encore été rendue publique, et les organisations de défense des droits des femmes et organisations de la société civile n’ont pas été consultées. Les mesures prises par les autorités ces derniers mois, incluant des amendements au code pénal définissant le harcèlement sexuel, restent largement insuffisantes et manquent de transparence.

Un an après les exécutions extrajudiciaires qui ont coûté la vie à des centaines de manifestants dans le cadre des protestations suite à la destitution de Mohamed Morsi [4], les autorités égyptiennes ont failli à leur obligation de poursuivre et juger les officiers de police et de l’armée présumés responsables de ces répressions sanglantes. Au contraire, les autorités continuent de nier toute responsabilité des forces de sécurité, y compris dans les répressions violentes de Raba’a et Nahda survenues en juillet et août 2013 et lors desquelles les forces de sécurité auraient tué près de 1000 manifestants.

En décembre 2013, le Président par Intérim, Adly Mansour, a mis en place un comité d’enquête chargé de « recueillir les informations et preuves sur les événements qui ont accompagné la révolution du 30 juin 2013 et ses répercussions ». Le manque de consultation dans le processus de sélection des membres de ce comité par le Président de même que le manque de transparence sur ses activités font peser de sérieux doutes sur la crédibilité de ce mécanisme et sur la volonté réelle des autorités de faire la lumière sur les violences qui ont entouré ces événements. Cette crédibilité risque d’être définitivement entamée si le rapport du comité d’enquête, qui doit être remis au Président en septembre prochain, n’était pas rendu public, à l’instar des rapports des deux Commissions d’enquête mises en place en 2011 et 2012 .

Ces actes contreviennent aux articles 2 (non discrimination), 3, 4 (tout être humain a droit au respect de sa vie et à l’intégrité physique et morale de sa personne), et 7 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples.

Les récentes condamnations à mort de masse et exécutions illustrent les profonds dysfonctionnements de l’administration de la justice

Le 24 mars 2014, à l’issue d’un procès inéquitable, le tribunal pénal de Minya, au Sud de l’Égypte, a condamné à mort 529 personnes, dont 387 par contumace, pour des actes de violences perpétrés contre le poste de police de Adwa en août 2013 qui ont conduit à la mort d’un officier de police. Le tribunal de Minya a rendu sa décision après seulement deux audiences au cours desquelles les droits de la défense ont été régulièrement bafoués : les avocats n’ont pas été autorisés à assister à la deuxième audience, de même que les accusés en détention et les autorités judiciaires n’ont fait aucun effort pour établir la responsabilité pénale individuelle des accusés.

Le 28 avril un tribunal égyptien a condamné à mort 638 présumés partisans des Frères Musulmans, dont le guide suprême du groupe, Mohamed Badie. Le même tribunal a par ailleurs confirmé les peines de mort prononcées à l’encontre de 37 des 529 personnes condamnées par le tribunal de Minya. Les accusés dont les condamnations à mort n’ont pas été confirmées ont quant à eux été condamnés à perpétuité. Le même jour, le même tribunal a initié des procédures pour condamner 683 hommes à la peine de mort. Le 21 juin, la Cour criminelle de al-Minya a confirmé les condamnations à mort de 183 partisans des Frères Musulmans, y compris celle de Mohamed Badie. Ces condamnations de masse sont le reflet de l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire égyptien à des fins de répression des voix jugées discordantes.

Le 16 juin 2014, trois hommes et une femme ont été exécutés dans la prison de Assiut après avoir été condamnés pour meurtre et vol. Le 19 juin, quatre autres hommes ont été exécutés, un dans la Prison d’Appel du Caire, un dans la prison de Wadi-al Natrun et deux dans la prison de Borg Al Arab à Alexandrie après leur condamnation pour meurtre. Il s’agit des premières exécutions documentées en Égypte depuis octobre 2011.

Ces actes contreviennent aux dispositions des articles 4 et 26 (indépendance des tribunaux) de la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples.

Recommandations

Alors que la nouvelle Constitution égyptienne, adoptée en janvier 2014, contient des dispositions relatives à la protection des droits fondamentaux, les développements récents démontrent que les autorités nationales continuent de contrevenir à leurs engagements et obligations. La Commission africaine doit renforcer son action sur la situation en Égypte et prendre toutes les mesures nécessaires pour :

 Déployer d’urgence une mission de protection dans ce pays, conformément aux dispositions des articles 45.2 et 46 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples et de l’article 81 du Règlement intérieur de la CADHP. Une telle mission devrait être composée de la Commissaire en charge de la situation en Égypte, de la Présidente du Groupe de travail sur la peine de mort, les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires en Afrique, la Rapporteure spéciale sur les défenseurs des droits humains, la Rapporteure spéciale sur la liberté d’expression et l’accès à l’information et de la Rapporteure spéciale sur les droits des femmes. Une telle mission de protection devrait permettre à la CADHP de rencontrer les autorités égyptiennes et leur rappeler leurs obligations en vertu de la Charte africaine. Au cours de cette mission, la CADHP pourrait en particulier exhorter les autorités à :

  • Procéder à la libération immédiate et inconditionnelle de tous les défenseurs des droits humains détenus arbitrairement ;
  • Mettre un terme au harcèlement, y compris judiciaire, à l’encontre des défenseurs des droits humains, journalistes, manifestants pacifiques, opposants politiques et autres voix jugées contestataires du régime et garantir leurs droits à la liberté d’association, de réunion, d’expression et d’information ;
  • Abroger la loi 107/2013 régissant les manifestations et les réunions publiques et mettre un terme aux arrestations et détentions arbitraires de manifestants pacifiques en application des dispositions de cette loi ;
  • Mettre en œuvre les dispositions de la Résolution 281 de la CADHP sur le droit de manifestation pacifique ; Ne pas adopter de loi sur les associations dont les dispositions seraient contraires aux droits garantis par la Charte africaine des droits de l’Homme et des Peuples et la nouvelle Constitution égyptienne. S’assurer que toutes les organisations de la société civile sont impliquées dans le processus d’élaboration de la nouvelle loi sur les associations ;
  • Lutter contre l’impunité des auteurs et responsables de violations des droits humains, en particulier des auteurs et responsables d’exécutions extra-judiciaires, y compris lorsqu’il s’agit d’agents de l’État et des auteurs et responsables de violences à l’égard des femmes, en particulier de violences sexuelles ;
  • Abolir la peine de mort pour tous les crimes, imposer immédiatement un moratoire sur les condamnations à mort et les exécutions et ratifier le deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) ;
  • Adopter des stratégies nationales permettant de lutter efficacement contre toutes les formes de violences et discriminations à l’égard des femmes et s’assurer d’une consultation effective avec les associations de défense des droits des femmes dans le cadre d’un tel processus ;
  • Ratifier la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, le Protocole à la Charte africaine portant création de la Cour africaine des droits de l’Homme et des Peuples en faisant la déclaration au titre de l’article 34.6 permettant aux ONG et individus de saisir la Cour et le Protocole à la Charte africaine relatif aux droits des femmes en Afrique.

Dans l’attente de votre réponse et dans l’espoir que vous ferez suite à notre demande, nous vous prions d’agréer, Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les Commissaires, l’expression de notre haute considération. Nous vous informons par ailleurs que nous rendrons cette lettre publique.

À envoyer en CC à tous les Commissaires

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