Clôture du Forum, 38ème Congrès de la FIDH, Discours de Driss El Yazami

24/05/2013
Communiqué

Président du Conseil national des droits de l’Homme (Maroc)

Monsieur le président de la République
Madame la présidente
Mesdames et Messieurs, Cher-e-s ami-e-s,

Alors même que ce Forum se tient, tout près d’ici, en Syrie, des millions de nos frères humainssont pris au piège de la violence, de la répression brutale, de l’inhumanité.

Pendant même que nous discutons librement, sans entraves, avec passion et rigueur, des femmes, des enfants, des jeunes et des vieillards sont battus, violentés, massacrés, humiliés. Leurs droits les plus élémentaires sont à tous les instants bafoués.

Leur seul crime est d’avoir relayé ce cri qui avait jailli de Sidi Bouzid en Tunisie, d’avoir rêvé pour eux et pour les générations futures d’une société libre, démocratique, pacifiée et pluraliste.

Chers ami-e-s,
Ce forum se tient en effet alors que cette région connaît depuis la fin de l’année 2010 une mutation socio-politique majeure, quelles que soient les dénominations qui ont été utilisées pour la désigner et les modalités, plus ou moins pacifiques, qu’elle a prise.

Quelle que soit la forme de l’état-nation et ses expressions idéologiques, il s’agit bien d’un processus irréversible d’émancipation de l’autoritarisme et du despotismes politiques qui ont longtemps imprégné et imprègnent encore les pays de la région. Il y a eu et il y aura bien évidemment, nous le constatons malheureusement tous les jours, après les grands moments d’effervescence populaire, d’autres moments de renversements, de reflux ou de ruptures.

Mais ces bouleversements imposent à la cause des droits de l’homme et à leurs défenseurs de nouveaux défis qui ne peuvent être pensés et mis en œuvre, me semble-t-il, sans une compréhension des causes profondes de cette rupture historique.

Derrière cette irruption soudaine, imprévue et non anticipée des peuples sur la scène de l’histoire, cette nouvelle séquence historique porteuse d’une espérance humaine immense, a été précédée de transformations sociales et culturelles qui se sont accumulées longuement et lentement et que nous devons décoder, en vue peut être, de pouvoir peser plus efficacement sur les dynamiques en cours.
Autrement dit, la transition politique complexe et douloureuse, tragique parfois, à laquelle nous assistons n’est que la traduction d’autres transitions, invisibles, souterraines, mais néanmoins réelles qui avaient, bien avant le sursaut de Sidi Bouzid, profondément transformé les sociétés de la région.

Les soulèvements que connut la région ont d’abord rendu visibles ces jeunesses arabes qui ont pris leur destin en main et ont choisi de descendre dans la rue pour mettre fin à une longue phase d’immobilisme politique. Mais par-delà ce fait massif et immédiat, ce qu’on a appelé le « Printemps arabe », est le produit de trois formes de transitions qui ont mis plusieurs décennies à se construire : une transition démographique ; une transition urbaine et une transition éducative.

En effet, sur la rive sud, l’irruption des jeunes sur la scène politique est d’abord l’œuvre d’une transition démographique caractérisée par la chute des taux de fécondité : en quatre décennies le taux moyen de fécondité est passé de 7,5 enfants par femme à 2,3 et l’inexorable montée en puissance des jeunes : 70 % de la population a moins de trente ans.

Loin de se limiter à la seule baisse de la natalité, les effets de la transition démographique provoquent une profonde mutation socioculturelle marquée notamment par le recul du patriarcat (et la crise de son système de valeurs), la transformation des rapports entre les générations et les sexes, l’émergence de l’individu et la remise en question des formes anciennes des rapports de pouvoir dans le couple comme dans l’espace public.

Par ailleurs, la transition démographique s’est appuyée, partout au sud de la Méditerranée, sur deux autres transitions non moins importantes.

Il y a d’abord la transition de l’éducation liée à une rapide généralisation de l’enseignement de masse : plus de 90% des jeunes âgés de 15-19 ans savent lire et écrire, et dans certains pays arabes plus de 50% des jeunes (18-24 ans) accèdent à l’enseignement supérieur.

Il y a enfin l’urbanisation accélérée : au Maroc, par exemple, pays qui a toujours été profondément rural, le taux d’urbanisation dépasse 56% et atteindra 70% à l’horizon de 2030.

De la conjonction de ces trois mutations sociales, est né le nouvel et incontournable acteur sociopolitique qu’incarnent désormais des jeunesses éduquées, urbaines et durablement ancrées dans l’ère de la culture numérique.

En une génération, les fortes aspirations engendrées par ces trois mutations n’ont pas trouvé de débouché, sous les effets de frustrations matérielles et symboliques dont souffrent les jeunes en premier lieu et qui ont pour noms la sous-formation, le chômage, le mal être, la précarité et les difficultés d’accès à l’autonomie socioéconomique…) Au tournant du siècle, partout au sud de la Méditerranée, la situation était devenue porteuse de profondes tensions générationnelles et favorable à l’éclosion d’une société civile réfractaire aux anciens formes d’autorité.

La séquence socio-politique inaugurée par Sidi Bouzid, s’est déroulée en deux actes. L’acte premier est celui du soulèvement populaire où Le peuple a su, à travers des lieux, des pratiques de mobilisation et de contestation, des slogans ou des images, se forger un destin collectif. En faisant cause commune contre le pouvoir autoritaire, le peuple met en avant la lutte pour la liberté et la dignité. Il se présente en tant que société civile dans laquelle se neutralisent momentanément les logiques de pouvoir et les clivages idéologiques.

Le second acte désigne le temps, plus ou moins long, du passage de la lutte pour la liberté à son institutionnalisation démocratique. Cette transition n’a rien de mécanique dans le sens où il s’agit d’un processus complexe de fondation aux dimensions multiples (politique, sociale et culturelle) d’institutions et de cadre d’une vie démocratique, avec ses règles, son éthique et sa culture.

Après l’enthousiasme des soulèvements populaires, les acteurs de la nouvelle ère se sont vite rendus- compte qu’ils ne parlaient pas le même langage et ne se référaient pas aux mêmes conceptions de l’homme, du temps, de l’histoire, de l’identité, de l’individu ou des frontières entre le public et du privé. Ces divergences en termes de culture politique et de culture tout court, se sont révélées au seuil de cette seconde étape ; celle de la construction des institutions de la nouvelle ère, qui exige des élections, l’élaboration de constitutions, la création de nouvelles lois, la mise en place des principes d’une justice transitionnelle, la reconfiguration des rapports entre l’Etat et les citoyens, etc.

Le défi est donc d’œuvrer pacifiquement pour l’élargissement des espaces d’un modèle de vivre ensemble que partageraient le plus grand nombre de citoyens. Or, pour qu’il soit le plus inclusif possible, un tel modèle doit garantir à tous les droits et libertés fondamentales…

Après des décennies de despotisme et d’autoritarisme, la majorité des acteurs semblent adhérer à l’idée d’adopter les mécanismes nécessaires au vivre ensemble démocratique moderne. Ces mécanismes peuvent être résumés en quatre termes :
Les élections : la souveraineté populaire ; l’alternance politique pacifique et le refus d’un chef sacralisé, d’un parti unique ou d’un guide spirituel.

La délibération comme mode de gestion des différends, avec ce que cela suppose comme société civile autonome et dynamique, un espace public et des instances de débat (parlement, presse libre, médias indépendants, etc.)

La décision : l’exercice du pouvoir par les forces politiques légitimes qui ont reçu mandat des électeurs.

La reddition des comptes par ceux qui ont reçu mandat de gouverner et de gérer la chose publique.

Certes, le degré d’adhésion varie selon les acteurs politiques et suivant leur expérience et leur culture politique, mais la pression des sociétés civiles aidant, l’intégration et l’intériorisation de ces principes avancent dans les mentalités. C’est au niveau de la pratique institutionnelle que de tels principes devraient encore recevoir un contenu et une consistance. Pour cela, une sorte de révolution culturelle serait nécessaire pour que les différents acteurs puissent aller au-delà du consensus autour des aspects procéduraux précités et intégrer les fondements du vivre ensemble démocratique que constituent les droits de l’Homme.

Dans l’état actuel des choses où des différends lourds marquent encore les diverses visions des finalités et valeurs ultimes (le Bien, le Beau et le Bon), les droits de l’Homme en tant que norme universelle et indivisible peuvent constituer le terrain commun, la garantie de la dignité de l’être humain considéré comme fin en soi, et non le simple moyen au service de telle ou telle volonté. En définissant l’être humain comme valeur absolue, volonté autonome ne se soumettant qu’aux lois dont elle l’auteur, la pensée moderne des droits de l’Homme, conçoit ce dernier avant tout comme liberté. Mais pour accéder à ce noyau philosophique, fondateur d’un modèle de vivre ensemble démocratique, la révolution culturelle évoquée précédemment s’impose. Elle prendra du temps, s’opérera sur des niveaux divers : culturel pour forger le nouveau langage de la liberté (l’homme, l’individu, le citoyen, le public et le privé, l’identité, le temps et l’histoire, etc.) ; un niveau politique (les constitutions, les institutions, les lois et règles nouvelles, etc.) ; et enfin socio-économique en vue de garantir les conditions vitales de la dignité humaine.

Les droits de l’Homme sont au cœur de tous les enjeux politiques, sociaux et culturels du moment. Dans les négociations, les luttes pacifiques ou les tensions violentes, leur protection comme leur promotion ou leur ancrage constitueront l’indicateur majeur pour évaluer l’avancement dans la mise en œuvre d’un modèle de vivre ensemble citoyen et démocratique.

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