Tchétchénie : Droit des femmes et le code d’honneur des montagnes.

28/05/2009
Communiqué

L’enquête vient seulement d’être ouverte. Nous ne savons pas qui a tiré sur
ces femmes sans défense. Cependant, la réaction de l’ombudsmen tchétchène et de
beaucoup d’autres a une explication : en Tchétchénie, la femme a cessé
d’être un être humain respecté, jouissant de droits égaux, choisissant sa vie
et son destin en toute indépendance. Ramzan Kadyrov a réagi de manière plus
correcte au meurtre de ces femmes. Selon son service de presse le président
tchétchène a déclaré le 28 novembre 2008, lors d’une réunion élargie du cabinet
des ministres : « C’est un scandale. C’est la première fois que cela arrive
sur le territoire de notre République. Qui que soient les meutriers, leurs
actes ne peuvent être justifiés par de quelconques traditions. De plus, de
telles traditions n’existent ni dans les coutumes de notre peuple, ni dans
l’Islam. C’est pour cela que j’ai appelé et appelle à améliorer la prévention
de tels crimes, par un travail d’éducation morale et spirituelle et de
régénérescence de la société ».

Mais qu’entend vraiment Ramzan Kadyrov sous le terme « d’éducation
morale » ? Dans un interview sur le site « Grozny Inform » du 11
novembre 2008, il critique les jeunes filles qui portent des vêtements de type
européen : « … Je suis préoccupé actuellement par ce que portent nos
jeunes filles. Il arrive que les jeunes mariées se présentent devant leur
belle-mère, devant les parents du mari, excusez-moi, mais presque nue, la tête
découverte. On les voit dans la rue en mini-jupe, avec les cheveux détachés. La
mentalité de notre peuple ne le permet pas. Je souhaiterais vraiment que la
jeune fille Tchétchène ait l’air d’une vraie musulmane, respectant les coutumes
et les traditions de son peuple. Le Comité pour les Affaires de la Jeunesse a
l’intention d’inviter des couturiers célèbres pour qu’ils dessinent un uniforme
unique pour toutes les écoles et instituts d’enseignement ». Cela peut apparaîre
comme des velléités inoffensives. Mais le président tchétchène a, plus d’une
fois, formulé de manière très claire son attitude envers les femmes.

Voilà un extrait d’interview donné par Ramzan Kadyrov au correspondant du
journal Komsomolskaïa Pravda Alexandre Grymov, le 24 septembre 2008 : « J’ai le
droit de critiquer ma femme. Mais ma femme n’a pas le droit. Chez nous, la
femme est à la maison. La femme doit connaître sa place …. La femme doit nous
offrir l’amour…. La femme doit être un bien. Et l’homme, le propriétaire.Chez
nous, si une femme se comporte mal, le mari, le père et le frère en répondent.
Selon nos coutumes, si elle a un comportement dissolu, les proches la tuent.
Cela arrive : qu’un frère tue sa soeur, un mari sa femme. Il y a des
hommes en prison pour ça chez nous… Comme Président, je ne peux pas accepter
que l’on tue. Mais aussi elles n’ont qu’à pas porter de shorts ! » Ainsi,
la femme est un bien, destinée à satisfaire l’homme, elle ne peut le critiquer
et risque des représailles en portant des shorts (honnêtement, je n’ai jamais
vu une Tchétchène en shorts !). Et le « propriétaire », encouragé par le
pouvoir, prend encore quelques femmes, et si l’une d’elle ne se comporte pas
comme il faut, il s’en débarrasse et en acquière une nouvelle. Les femmes ont
donc intérêt à s’y faire, rester à la maison, s’occuper de leur intérieur et ne
pas attirer sur elle les foudres des hommes.

Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, la terre tchétchène était frappée
par une guerre cruelle, des villes et des villages s’écroulaient sous les
bombes, les gens périssaient. Les hommes jeunes, même innocents, arrêtés lors
des nettoyages, étaient torturés, exécutés. Qui alors a essayé de faire face à
cet arbitraire ? Qui occupait et coupait les routes sur lesquelles
passaient les tanks ? Qui faisait la queue pendant des heures devant les
cabinets des procureurs et des chefs militaires, essayant de sauver leurs fils,
leurs maris, leurs frères ? Qui, enfin, a trouvé le moyen de faire
connaître au monde entier les crimes qui étaient commis en Tchétchénie ?
Qui a aidé le peuple à survivre ? Les femmes tchétchènes ! Sans
armes, elles se battaient ouvertement pour leur peuple, pour son existence et
pour son honneur.

Zeïnap Gashaeva, qui était avec nous à toutes les manifestations contre la
guerre, et qui ensuite est retournée, encore et encore, en Tchétchénie, pour
témoigner de ce qui se passait. Eliza Moussaeva, Lidia Ioussoupova, Lipkhan
Bazaeva, qui ont organisé en Tchétchénie pendant les années les plus dures des
centres d’accueil et des consultations pour les droits de l’Homme, qui ont eu
le courage de s’opposer à l’arbitraire d’hommes armés, ivres, lors des
nettoyages, mais aussi de dire la vérité en face aux plus hauts représentants
du pouvoir fédéral. Natacha Estemirova, qui a apporté à Moscou des photos de
destructions, de meurtres, de fosses communes. Cette même Natacha que le
président tchétchène vient de chasser du Conseil des droits de l’Homme de la
ville de Grozny parce que, lors d’une interview télévisée, elle a dit qu’elle
ne portait pas toujours le foulard et qu’elle ne le mettait pas dans les lieux
publics. Et tout simplement ces femmes, ces mères et ces épouses, qui ont fait
sortir leur famille sous les bombes pour les emmener dans d’autres régions de
Russie. Et là, quand les hommes ne pouvaient pas sortir dans la rue sans
risquer de se retrouver sur le banc des accusés, pour un sachet de drogue, une
arme ou un explosif qu’on retrouvait par miracle dans des poches qu’ils avaient
pourtant pris la précaution de coudre solidement – alors, tout le poids de
l’entretien de la famille reposait sur les femmes. Le matin, après avoir nourri
au mieux leur famille, elles restaient des heures sur les marchés, dans le
froid, vendant des légumes, nettoyant des arrêts d’autobus, portant des énormes
containers d’ordures.

Une jeune fille d’un camp de réfugiés a réussi à être admise dans un
institut élitiste à Moscou, et en est brillamment diplômée. Et pour quoi ?
Pour revenir chez ses parents à Grozny, la guerre finie, et être donnée de
force en mariage à un homme qu’elle ne connaissait pas et avec lequel elle
n’avait rien de commun. La « sympathique tradition caucasienne » de vol de
fiancé, c’est ça : saisie de force dans la rue, la jeune fille a été jetée à
terre, la tête contre l’asphalte, puis emmenée, à moitié inconsciente, dans une
voiture. Elle est revenue à elle dans la maison de son futur mari, sans
vraiment comprendre ce qui se passait autour d’elle, mais intimement persuadée
qu’elle n’avait aucune aide à attendre de personne .

Dans mon bureau, je reçois une femme qui occupe un poste relativement
important dans la Tchétchénie actuelle. Elle est venue traiter de différentes
affaires, mais elle veut parler d’autre chose : « Vous pensez que
cela ne signifie pas grand chose, porter ou non le foulard. Le problème n’est
pas le foulard, mais cette humiliation, qu’il nous faut supporter tous les
jours. Des jeunes gens armés peuvent faire irruption dans mon cabinet pour
vérifier si toutes les filles portent un foulard, si leurs habits sont
suffisamment couvrants. A moi aussi ils me font des remarques, ils m’empêchent
de travailler. Jamais, auparavant, des hommes n’auraient osé parler ainsi à une
femme, a fortiori une femme plus âgée et plus haut placée qu’eux ». Dans ses
yeux, tout à coup, la peur apparaît : « Surtout, ne citez pas mon nom, et
ne rapportez pas cette discussion, sinon on me retrouvera ». Et j’ai promis de
me taire et je n’ai rien dit des jeunes filles, enlevées pour devenir des
épouses ou des concubines, ni des filles mineures enlevées à des mères qui
n’arrivent pas à obtenir l’aide des officiels. Sous le sceau du secret on a dit
à une de ces mères, particulièrement active : « Personne ne t’aidera,
eux-mêmes ils épousent des mineures ».

Je ne peux plus me taire. Non pas que je croie que les sept femmes aient été
tuées par des membres de leur famille (cette version ne semble pas se
confirmer). Mais parce que j’ai vu la réaction de la société tchétchène à ces
événements, que j’ai lu les réactions sur des sites tchétchènes. Et j’ai peur
pour le destin de ceux et celles que, durant les dernières années, j’ai eu le
temps de connaître et d’aimer et à qui je souhaite le bonheur et la liberté. La
liberté de l’individu, indépendamment de son sexe, de sa religion, de sa race
et de sa nationalité. Comme l’exige la constitution de la Fédération de Russie,
dont le président tchétchène aime tant se réclamer.

Svetlana Gannushkina

Svetlana Gannushkina est présidente du Comité « Assistance civique »,
directrice du réseau « Migration et droit », membre du conseil du Centre
des droits de l’Homme « Mémorial »

Texte paru le 9 décembre 2008 sur le site http://ej.ru.

Illustration : Svetlana Gannushkina vue par BetterWorld.net

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