La lettre de Memorial à Poutine

29/10/2002
Communiqué

29/10/2002

Très respecté Vladimir Vladimirovitch !

Aujourd’hui les sentiments de soulagement et d’amertume dominent dans notre pays. Soulagement car le cauchemar du Théâtre Kristall s’est terminé. Et amertume car le succès de l’opération de libération des otages a été terni par la mort de beaucoup de personnes pendant l’assaut. Hier était un jour de deuil et d’affliction (chagrin). Aujourd’hui il est temps d’évaluer et de réfléchir aux événements passés.

Bien entendu, pour analyser sérieusement les événements de ces 57 heures, la société civile dispose actuellement de trop peu d’informations, et celle qui est disponible est assez contradictoire. Nous espérons que le gouvernement ne tarderera à fournir des réponses honnêtes et détaillées aux nombreuses questions que se posent nos compatriotes à la suite de la prise d’otages et de leur libération à Moscou. (Par exemple : comment ce qui est arrivé a pu arriver ? Etait-il nécessaire d’utiliser pendant l’assaut un procédé aussi dangereux que le gaz, nocif aussi bien pour les otages que les terroristes ? et de nombreuses autres questions). Nous ne doutons pas que les événements de la semaine dernière deviendront le sujet d’un débat sérieux et s’inscrivant dans le temps sur la corrélation entre objectifs et moyens dans la lutte anti-terroriste, sur les priorités de l’Etat dans les situations de crises qui menacent la vie des gens, sur le prix acceptable à payer pour la victoire sur le terrorisme, etc.

D’une manière ou d’une autre, la tragédie du théâtre de Moscou fait déjà parti de l’histoire. Il est nécessaire aujourd’hui d’en tirer des leçons pour le futur. L’une de ces leçons est la nécessité de régler rapidement le conflit tchétchène.

Il est devenu évident que le problème tchétchène ne peut pas être défini uniquement comme un conflit armé entre le pouvoir fédéral et les séparatistes, localisé sur un territoire minuscule de notre pays.
L’horrible leçon de "Nord-Ost" ne laisse aucun doute : la Tchétchénie est une blessure saignante pour toute la Russie.

L’ONG Mémorial a publiquement déclaré à plusieurs reprises que le règlement de la question tchétchène ne peut pas être effectué seulement par des moyens militaires, en tout cas pas uniquement par les armes. La politique militaire conduite actuellement en Tchétchénie s’engage dans une voie sans issue. Il est inutile de chercher la sortie de cette voie dans l’usage de la force armée. Les conditions même d’une guérilla enlèvent tout son sens au concept de la "force militaire écrasante", et la terreur déployée par l’Etat contre la population civile en réponse à des actes de sabotage n’atteint pas son objectif et ne fait qu’augmenter le soutient aux combattants.

Nous connaissons bien la situation actuelle dans la République, et nous sommes convaincus de l’inutilité de ces mises en scènes semi-légitimes de type "référendum" ou "élections" auxquelles nous avons assisté dans le passé proche. Ces mises en scène, dans un pays en guerre, ne trompent personne et ne parviennent qu’à aggraver une situation déjà explosive. En tout cas, ces mascarades n’empêcheront Baraev ou Basaev d’agir à nouveau.
Mémorial est convaincu que le premier pas à effectuer dans le règlement du conflit concerne l’obtention d’accords communs entre les séparatistes et le pouvoir fédéral sur l’arrêt des combats et des opérations de "nettoyages" d’une part, et des actes de sabotage et terroristes de l’autre.

Nous comprenons qu’une telle initiative puisse exiger de vous un grand courage politique. Nous comprenons ce que vous demandent les Iastrièby qui exigent "le règlement final de la question tchétchène" par le langage des armes. D’après les déclarations publiées dans les médias, une partie de la société partage ce point de vu.
Malgré cela, c’est justement maintenant, après le règlement de la crise des otages, que s’est crée un climat socio-politique unique, favorable aux initiatives pacifiques.

C’est justement dans la situation actuelle que personne n’osera dire que le gouvernement russe a été forcé de prendre de telles initiatives sous la menace des fusils des bandits et que le mouvement vers la paix est une humiliation nationale pour la Russie. Aujourd’hui, comme jamais, l’Etat russe peut se permettre de penser à une solution raisonnable et responsable à la question tchétchène. En outre, une régulation pacifique de ce problème porterait un coup fatal au terrorisme.

Permettez-nous de décrire brièvement le point de vu de Mémorial sur les principes généraux d’une possible régulation dans la République Tchétchène.

Une première étape de régulation pourraient prendre forme dans des accords, issus des négociations entre les participants directs du conflit.
L’abandon des revendications séparatistes ainsi que l’acceptation a priori de la part de la Russie de ces revendications ne peuvent pas être fixé comme des conditions préalables aux accords. Les séparatistes qui n’ont pas participé aux actes terroristes commis contre la population civile et qui sont prêts à renier la résistance militaire pour défendre leur vision sur le futur de la Tchétchénie par des procédés pacifiques et légaux ne peuvent pas être mis dans le même sac que des bandits ou des terroristes.
L’unique condition préalable aux négociation devrait être l’arrêt de la terreur militaire et policière contre la population civile tchétchène ainsi que de celle qu’utilisent les combattants contre les forces fédérales, les fonctionnaires gouvernementaux et municipaux, et les opposants au séparatisme dans la Tchétchénie même, et ajouté tout cela, bien entendu, la condamnation des actes terroristes commis en dehors du sol tchétchène. La force militaire ne peut être usée que contre ceux qui ont refusé d’emprunter le chemin des négociations et qui continuent sur celui de la violence.

Les deux parties engagées dans les négociations préalables sur l’arrêt de la violence et des massacres devraient être, bien entendu, des représentants du gouvernement politique et militaire de la Fédération de Russie d’un côté, et de l’autre les chefs des séparatistes tchétchènes, en premier lieu ceux qui représentent le pouvoir tchétchène élu en 1997 (il fût un temps où la Russie reconnût les résultats de ces élections).

Actuellement le processus envisageable de négociations a été mis à mal par le comportement très compromettant qu’a adopté le leader politique et le chef militaire formel des séparatistes, Aslan Maskhadov, lors de la tragédie de Moscou.

En laissant de côté les affirmations de Baraev, selon lesquelles son action criminelle a été coordonnée par Maskhadov (tous les arguments apportés en faveur de cette version ne sont pas très crédibles), nous ne pouvons pas omettre de noter que son comportement pendant ces jours a été indigne et ambigu. Jusqu’au moment de la révélation des premiers résultats de l’assaut du théâtre Kristall, Maskhadov n’a pas fait preuve d’assez de courage pour condamner clairement l’acte terroriste barbare ainsi que ceux qui l’ont commis, et pour exiger la libération immédiate et sans conditions des otages. En outre, dans la série de déclarations proclamées au nom de Maskhadov par son représentant spécial Akhmed Zakaev, on pouvait déceler, même si ce ne furent pas des affirmations de soutient, une "compréhension" des agissements des terroristes. Néanmoins, il ne s’est toujours pas décidé aujourd’hui à condamner le commando de Baraev et leurs actes en des termes clairs qui éradiqueraient toute ambiguïté.

Malgré cela, nous croyions que Maskhadov garde son importance en tant que partenaire potentiel de taille dans les négociations sur l’arrêt des combats en Tchétchénie, au moins du fait de la victoire aux élections de 1997 qui lui confère certains pouvoirs légitimes. D’autres raisons pragmatiques vont dans le même sens : tout d’abord, il continue à contrôler une partie (selon certaines sources la majeure partie) des régiments armés des séparatistes ; en second lieu, il garde encore une certaine légitimité pour une grande partie de la population de la République Tchétchène ; enfin, la plupart des observateurs le considèrent comme le personnage politique le plus modéré et le mieux enclin à négocier dans le camp des séparatistes tchétchènes.

Bien entendu, les négociations préalables, décrites ici, ne seraient qu’une première étape dans le processus de régulation du problème. Les problèmes fondamentaux, dont la question du futur statut de la République, doivent être réglés par l’élargissement des négociations et par la participation des représentants de tout le spectre socio-politique tchétchène, des sympathisants du séparatisme à ses opposants. Il est probable que la deuxième étape de régulation pourrait prendre la forme d’une "assemblée pacifique", proposée par certains hommes politiques russes. Les principes de la mise en place d’une telle assemblée peuvent être discutées lors des négociations de la première étape, tout de suite après l’arrêt de la guérilla et de la violence des deux côtés.

Nous comprenons que le schéma que nous proposons ici n’est pas l’unique possibilité. Mais nous pensons qu’il est extrêmement important que Vous déclariez rapidement et publiquement l’intention du gouvernement russe d’agir en faveur d’une régulation pacifique. Nous sommes convaincus qu’une telle initiative de la part du Chef de l’Etat russe marquerait le début d’une nouvelle époque non seulement dans l’histoire du conflit tchétchène mais aussi dans l’histoire de la Russie.

E. MAIL : fidh@fidh.org - INTERNET : http://www.fidh.org

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