Dans le wagon du métro de Téhéran réservé aux femmes, les discussions vont bon train. Comparé au métro parisien, le métro de Téhéran est luxueux. Propre, vaste et climatisé. C’est l’une des réussites de cette mégapole de 14 millions d’habitants, avec des lignes traversant la capitale d’est en ouest, et du nord au sud. C’est aussi un espace où la parole est libre, sans police ou « bassidj », la force paramilitaire fondée par l’ayatollah Khomeyni, qui a joué un rôle prédominant dans la violente répression des partisans du mouvement vert, lors de l’élection présidentielle en 2009.

Des vendeuses de bimbeloteries passent dans le wagon. Sepideh, 16 ans, le foulard porté très haut sur la tête, à la dernière mode à Téhéran, vend des brosses à dents. L’une des passagères regarde et achète. Leyli, une autre vendeuse, arrive avec des articles de maquillage et des barrettes pour les cheveux. Elle fait une démonstration, ôte son voile, attache ses cheveux sur le sommet du crâne. Les passagères veulent essayer à leur tour, le wagon se transforme rapidement en salon de coiffure ou institut de beauté.

Leyli a 20 ans et porte un masque pour que l’on ne voie pas son visage. Elle ne veut pas que ses amies la voient vendre dans le métro. À l’inverse, Sepideh affiche avec fierté son beau visage car, dit-elle, « je me suis fait une clientèle fidèle et je veux que mes clientes me reconnaissent ». Sepideh a quitté l’école. Elle a trouvé ce job qui lui permet de gagner entre 15 à 20 dollars (11 à 15 €) par jour en travaillant du matin jusqu’en milieu d’après-midi. L’argent sert, entre autres, à acheter les médicaments pour sa mère malade. Une jeune femme s’offusque : « C’est plus que ce que je gagne en travaillant comme professeur de langue dans un institut privé ! »

« Quel que soit le nouveau président, rien ne changera. »

La discussion s’engage dans le wagon sur la cherté de la vie. Une jeune femme en tchador revient de ses cours de psychologie à l’université Chariati de Téhéran. « Pour les étudiants, le prix des livres et des transports n’a cessé d’augmenter, c’est dur quand on n’a pas de petit boulot. » Elle termine sa dernière année, mais n’est pas sûre de trouver un emploi après. En Iran le chômage, qui concernerait entre 25 et 30 % de la population selon des chiffres non officiels, touche en particulier les jeunes. Passé quelques stations, tout le wagon se plaint des conditions de vie alors que le rial, la monnaie nationale, a chuté de près de 70 %.

Tous les voyants sont au rouge, 30 % d’inflation, triplement du prix des produits de première nécessité, pain, riz (plat de base de la nourriture iranienne), sucre. À cause des sanctions économiques imposées par l’Occident (qui soupçonne le régime de vouloir construire la bombe atomique), et du fait des restrictions bancaires qui lui sont imposées, importer certains médicaments contre le cancer, par exemple, coûte de plus en plus cher. Selon la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) « plus de 50 % des 75 millions d’Iraniens vivent sous le seuil de pauvreté ; le pouvoir d’achat de la population a chuté de 72 % entre 2005 et 2013 ».

Dans le wagon, la discussion prend une tournure plus politique. Une femme, la soixantaine, lance : « Quel que soit le nouveau président, rien ne changera. » L’étudiante en psychologie assise à ses côtés explique qu’elle va voter aujourd’hui pour avoir le tampon sur sa carte d’identité « parce que je ne veux pas de problème avec l’université. Mais je mettrai un bulletin blanc ».

Une jeune fille plus jeune, visiblement issue des quartiers bourgeois du nord de la ville, tente de la convaincre de choisir le réformateur Hassan Rohani, adoubé par l’ancien président Mohammed Khatami, très aimé des jeunes. « Sinon, c’est Saïd Djalili qui l’emportera » (NDLR : le négociateur du dossier nucléaire, ultraconservateur, véritable bête noire de beaucoup d’Iraniens). « Le choix est déjà fait », lance sans illusion la voisine d’en face. « C’est Khamenei (le guide suprême de l’Iran, NDLR) qui décide et il prendra Djalili. »

des revenus pétroliers qui ont diminués de moitié depuis début 2012

Mais c’est bien l’économie qui a dominé les débats entre les candidats conscients du profit qu’ils pouvaient en tirer, d’abord en tapant copieusement sur le président sortant et son bilan catastrophique, et en multipliant les promesses. Dont l’aide et le soutien aux entrepreneurs privés pour réduire la dépendance du pays par rapport au pétrole. L’Iran, qui avait encaissé plus de 100 milliards de dollars grâce à la vente de son pétrole en 2011 et 2012, a vu ses revenus pétroliers diminués de moitié depuis le début 2012, du fait de l’embargo.

Du coup, les petits patrons ont souffert. Ainsi, Rassoul Taheri, entrepreneur, qui était avec ses deux frères à la tête d’une tannerie. Ils ont dû mettre la clé sous la porte, faute d’obtenir le prêt nécessaire pour moderniser leurs installations. L’entreprise créée par leur père était à Téhéran. « Parce que c’est une industrie polluante, on a dû déménager et construire une usine dans la zone industrielle de Chamshahr (la cité du cuir) ». Celle-ci est située à trois heures de route de Téhéran, dans la région de Varamin, au sud-est.

Un premier prêt bancaire leur a été accordé, remboursé rubis sur l’ongle. Mais quand la famille a demandé un autre prêt pour moderniser ses machines et fabriquer aussi des chaussures, la réponse a été négative. Il y a six ans, l’entreprise qui employait 25 personnes a fermé. Rassoul s’est battu, a écrit de nombreuses lettres, y compris à la présidence, en vain.

« Le pouvoir ne s’intéresse pas aux petites et moyennes entreprises. Par contre, lorsque le gendre de Hachemi Rafsandjani (ancien président dont la candidature à la présidentielle de 2013 a été invalidée, NDLR) a demandé un très gros prêt pour construire une usine d’assemblage de voitures sud-coréennes à Kerman, on ne lui a pas refusé, même si en fait, au lieu de fabriquer des voitures, il a finalement décidé de les importer. » La monopolisation du pouvoir économique par le corps des Gardiens de la révolution (il détient la majorité des grands projets dans le bâtiment et les travaux publics, les télécommunications, la construction navale, les ports), le népotisme et la corruption sont régulièrement dénoncés par les Iraniens.

quel que soit le président élu, il devra trouver une solution à la crise

Aujourd’hui, l’usine de Rassoul ressemble à un bateau fantôme avec ses machines Turner ou Gozzini recouvertes de poussière, et les herbes folles qui envahissent la cour. « C’est désolant de voir ça », se lamente Rassoul, qui ne désespère pas de trouver les fonds pour relancer l’entreprise. Peut-être qu’en vendant l’un des trois entrepôts qu’il loue à Téhéran, il pourrait investir dans la tannerie. « On verra après l’élection », dit-il. En attendant, il ne votera pas. « J’ai appris la leçon, j’ai fait confiance, et me voilà au fond du puits. »

Il en veut à Mahmoud Ahmadinejad pour qui il a voté à deux reprises. « Il était différent et tenait un autre langage, plus proche des gens, que ceux qui avaient le pouvoir avant lui. » Rassoul dit que de plus en plus de petits entrepreneurs mettent la clé sous la porte et quittent le pays. Le responsable, « c’est le gouvernement et sa mauvaise gestion. S’il veut nous aider, il doit injecter de l’argent dans le secteur privé. »

Son ami Davoud Quamrava dirige Hydrocharm, une entreprise qui fabrique les machines pour les tanneries. Auparavant, il employait 30 personnes, aujourd’hui 15. À cause des sanctions, il lui est plus difficile d’importer les pièces d’Italie ou de France pour ses machines. « On les trouve sans problème auprès de n’importe quel intermédiaire, mais c’est plus cher. » Alors il les fabrique. « C’est le côté positif des sanctions. On n’atteint pas encore la même qualité, mais on progresse. Et comme nos machines sont 30 % moins chères, j’exporte vers les pays arabes. »

Pour lui comme pour la plupart des Iraniens, quel que soit le président élu, conservateur ou réformateur, il devra d’abord trouver une solution à la crise économique.