BANGLADESH : La libération sous caution du secrétaire d’Odhikar, Adilur Rahman Khan, doit être un premier pas vers le respect et la protection des défenseurs des droits de l’Homme !

16/10/2013
Appel urgent
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Genève-Paris, 11 octobre 2013. Alors que l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) et la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) viennent d’achever leur mission au Bangladesh dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme, elles réclament la fin des poursuites engagées contre Adilur Rahman Khan, éminent avocat engagé dans la défense des droits de l’Homme, ainsi que le plein respect des droits énoncés dans la Déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’Homme.

La mission était dirigée par M. Yves Berthelot, président de l’OMCT (France), et M. Max De Mesa, président de l’Alliance philippine des avocats pour les droits de l’Homme (Philippine Alliance of Human Rights Advocates - PAHRA), organisation membre de l’OMCT et de la FIDH, et membre de l’Assemblée générale de l’OMCT (Philippines). La mission s’est déroulée à Dacca du 5 octobre au 9 octobre 2013. La délégation a rencontré des représentants de la société civile, des médias, de la communauté diplomatique, ainsi que le ministre de l’Information, le ministre de la Justice, du Droit et des Affaires parlementaires, le président de la Commission nationale des droits de l’Homme et le Procureur général du Bangladesh. La délégation a aussi pu assister à l’audience de demande de mise en liberté sous caution de M. Adilur Rahman Khan, secrétaire d’Odhikar, organisation membre de l’OMCT et de la FIDH, et membre de l’Assemblée générale de l’OMCT. L’audience s’est tenue devant la Division de la Haute cour au sein de la Cour suprême, le 8 octobre 2013. La délégation tient à remercier toutes les personnes rencontrées au cours de cette mission.

« Nous nous félicitons du fait que la Haute cour ait décidé de libérer sous caution M. Adilur Rahman Khan et nous considérons qu’il s’agit là d’une mesure importante, d’un pas en avant attendu depuis longtemps. Nous espérons que cette décision mettra un terme à la procédure pénale lancée contre lui et ses collègues d’Odhikar » a déclaré M. Berthelot, commentant l’ordre de remise en liberté au dernier jour de la mission. « La détention de M. Khan et le recours à la Loi sur les Technologies de l’information et de la communication (TIC) ont eu pour effet d’intimider sévèrement la communauté des droits de l’Homme au Bangladesh. Il est évident que de fortes pressions politiques ont été exercées tout au long de l’examen de cette affaire, ce qui est très préoccupant pour le respect de la légalité et de l’Etat de droit » a-t-il ajouté.

M. Khan était en détention depuis le 10 août 2013, suite à une plainte déposée en vertu de la Loi sur les TIC à propos d’un rapport d’enquête publié par Odhikar sur l’opération menée par les forces de sécurité les 5 et 6 mai 2013 lors du rassemblement de militants de Hefazat-e Islam, à Dacca. Le 4 septembre 2013, un acte d’accusation a été prononcé contre lui et contre le directeur d’Odhikar, M. Nasiruddin Elan, leur reprochant d’avoir “truqué des photos en utilisant photoshop et en publiant un rapport fallacieux ayant enflammé l’opinion publique”, en vertu du chapitre 57 de la Loi sur les TIC et des chapitres 505 (c) et 505A du Code pénal, en lien avec le rapport d’Odhikar. Le 11 septembre 2013, le Tribunal sur les cyber-crimes a lancé un mandat d’arrêt contre M. Elan.

Le 8 octobre 2013, la Division de la Haute cour au sein de la Cour suprême du Bangladesh a accordé à M. Adilur Rahman Khan six mois de liberté provisoire sous caution. Le 9 octobre 2013, le bureau du Procureur général a introduit un recours auprès de la Chambre d’appel de la Cour suprême en vue de suspendre la décision de la Haute cour qui accordait à M. Khan sa mise en liberté provisoire. Toutefois, le juge de la Cour d’appel a décidé le jour même de confirmer la décision de la Division de la Haute cour. L’Observatoire rappelle que la demande de mise en liberté sous caution introduite par l’avocat de M. Khan avait été rejetée à trois reprises dans le cadre de cette même affaire, une fois par le Tribunal des cyber-crimes à Dacca le 25 septembre 2013 et deux fois par le Président du Tribunal d’instance métropolitain le 11 août et le 9 septembre. M. Khan a ensuite contesté la décision du Tribunal sur les cyber-crimes du 25 septembre, et a interjeté appel auprès de la Haute cour, demandant à être placé en liberté sous caution.

Le 11 octobre 2013, à 10h30 du matin, M. Khan a finalement été libéré sous caution et a pu quitter la prison n° 1 de Kashimpur. L’Observatoire est préoccupé par le fait qu’il ait fallu deux jours pour que l’ordre de libération soit exécuté et considère qu’il s’agit là d’une forme de harcèlement vis-à-vis de M. Khan.

L’Observatoire tient à rappeler que M. Adilur Rahman Khan est resté en détention pendant plus de 21 jours sans avoir été officiellement inculpé ; qu’il attendait depuis le 13 août 2013 d’être traduit devant la justice et qu’aucun Procureur n’a encore été désigné pour représenter le gouvernement à son procès, ce qui constitue une forme de harcèlement supplémentaire et un retard dans la formulation des chefs d’accusation. En outre, bien que la prochaine audience du procès ait été fixée au 21 octobre 2013, les vacances judiciaires ont débuté hier et le Tribunal ne reprendra ses travaux que le 1er novembre.

Par ailleurs, lors de sa mission au Bangladesh, la délégation a été informée que le 6 octobre 2013, le Parlement national du Bangladesh a voté une série d’amendement à la Loi sur les Technologies de l’information et de la communication, qui prévoit une durée d’incarcération de sept ans minimum et qui porte la peine maximale pour les cyber-crimes à 14 ans, contre 10 en vertu de la loi actuelle, et/ou une amende de 10 millions de Taka. En outre, les infractions visées aux chapitres 54, 56, 57 et 61 de la Loi sur les TIC de 2006 sont désormais considérées comme des délits sanctionnés en vertu du Code pénal, et ne sont plus sujettes à caution. Par conséquent, les autorités ont le droit d’arrêter sans mandat quiconque est accusé d’avoir violé la loi, en invoquant le chapitre 54 du Code de procédure pénale.

Ces amendements risquent de susciter de nouvelles arrestations et mesures de harcèlement à l’encontre des défenseurs des droits de l’Homme, réduisant d’autant la marge de manoeuvre de la société civile dans le pays, et il est à craindre que ces amendements soient appliqués de manière rétroactive dans la procédure en cours contre M. Adilur Rahman Khan et M. Nasiruddin Elan. « Changer les "règles du jeu" au milieu de la procédure judiciaire en créant une nouvelle juridiction, en instaurant des peines plus sévères et en adoptant de nouvelles dispositions en matière de cautionnement équivaut à une violation de l’Etat de droit », a observé la délégation. Aucune explication satisfaisante quant à la nécessité d’une telle modification n’a été fournie à la délégation, et celle-ci reste préoccupée par la question de la conformité au principe de légalité. Les infractions à la Loi sur les TIC sont énoncées de manière très générale, et sont donc susceptibles de conduire à des abus et de saper le travail des défenseurs des droits de l’Homme, ainsi que celui des journalistes, des bloggeurs, et d’autres acteurs.

Enfin, tout en se félicitant des assurances réitérées par les représentants du gouvernement rencontrés par les chargés de mission quant au respect par le gouvernement des droits de l’Homme, de la liberté d’expression, et du droit à un procès équitable et l’Etat de droit, ainsi que des promesses formulées par les autorités pour garantir l’intégrité physique et la sécurité de M. Adilur Rahman Khan, la délégation estime que :

1. Les poursuites engagées contre M. Adilur Rahman Khan ainsi que la stigmatisation dont il a fait l’objet dans les médias ont eu pour effet d’effrayer la société civile et les défenseurs en général. Il règne aujourd’hui un climat d’insécurité au sein de la communauté des droits de l’Homme au Bangladesh, traditionnellement connue pour sa diversité et sa vigueur. Sa capacité à entreprendre des actions critiques en matière de droits de l’Homme se trouve déjà diminuée dans la mesure où les organisations hésitent désormais à documenter les violations, et que victimes et témoins, en particulier dans les zones rurales, craignent de s’exposer. L’existence d’une documentation sur la situation des droits de l’Homme constitue un élément fondamental de progrès dans n’importe quel pays démocratique et les défenseurs de ces droits doivent pouvoir être en mesure d’exercer leurs actions de documentation, tout en protégeant leurs sources si nécessaire. Il est donc nécessaire de rétablir un consensus autour de ces principes fondamentaux.

2. Le maintien des poursuites engagées contre M. Adilur Rahman Khan et, pire encore, une éventuelle condamnation, viendraient durcir les menaces existantes et les mesures d’intimidation vis-à-vis des défenseurs des droits de l’Homme, et réduire l’espace démocratique nécessaire à un travail efficace en matière de protection des droits de l’Homme. Nous avons constaté des signes de pressions gouvernementales dans les poursuites judiciaires contre M. Khan et Odhikar, ce qui laisse planer de sérieux doutes sur l’intégrité de la procédure. Nous rappelons à cet égard que toute instrumentalisation du pouvoir judiciaire et toute interférence directe ou indirecte risque de nuire et de compromettre la réputation du pouvoir judiciaire et de l’Etat de droit. Dans ce contexte, il est doublement important de garantir scrupuleusement le droit à un procès équitable tel que défini dans le Pacte international sur les droits civils et politiques (PIDCP), d’éviter toute interférence du pouvoir exécutif dans la procédure judiciaire, et d’autoriser des observateurs internationaux à assister aux procès.

3. La situation politique est aujourd’hui gravement polarisée et la population du Bangladesh socialement divisée. Chaque déclaration, et davantage encore chaque critique, est immédiatement associée, étiquetée et cataloguée en fonction de l’appartenance à tel ou tel parti politique, conduisant à des actes de dénigrement, à des accusations ou à des actions violentes contre des personnes. L’environnement de radicalisation grandissante au sein de la société contribue encore davantage à cette polarisation. Les défenseurs des droits de l’Homme courent donc désormais de grands risques et pratiquent l’auto-censure de peur que leurs commentaires ne soient interprétés à tort comme une forme d’activisme politique. Il est particulièrement important, dans de tels contextes, de s’assurer que les défenseurs des droits de l’Homme puissent mener librement leur travail indépendant de protection des droits de l’Homme, sans se sentir menacés et sans être automatiquement considérés à tort comme des militants politiques.

4. Un changement concerté de paradigme, sur une période à moyen et long terme, est impératif pour que le statut social d’une personne ne soit plus déterminé par une appartenance politique qui le définirait entièrement, mais par un contexte axé sur le développement et sur une gouvernance qui tiendrait compte des droits de chacun. Ce changement de paradigme devrait être inspiré par la nécessité de protéger les droits de l’Homme, y compris par des mesures efficaces pour enquêter sur les violations, de protéger les témoins et les victimes et de faire en sorte que tous les coupables aient à rendre des comptes. Ce changement d’orientation et cette nouvelle démarche de la part de tous les acteurs doit se focaliser sur la protection de celles et ceux qui défendent les droits des tiers.

5. Au regard de la crise aigüe que vivent les défenseurs en ce moment, des mesures urgentes doivent être prises pour leur garantir une pleine protection des droits énoncés dans la Déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’Homme et réaffirmer l’engagement des autorités envers la protection des défenseurs des droits de l’Homme, ce qui constitue la responsabilité première de tout gouvernement démocratique. Il est nécessaire de procéder à une révision du cadre juridique et politique pour les défenseurs des droits de l’Homme afin de garantir un environnement favorable aux défenseurs des droits de l’Homme au Bangladesh.

La communauté des droits de l’Homme au Bangladesh est aujourd’hui plus importante que jamais, et elle aura besoin d’un soutien continu pour faire face aux menaces auxquelles elle est actuellement confrontée.

« L’affaire Khan », a observé M. Max De Mesa, « va devenir un test décisif tant pour le gouvernement que pour la société civile, et permettra de prévoir quelle direction prendra le pays avant, pendant et après les élections, quant au degré de détermination avec lequel les droits civils et politiques, tels que la liberté d’expression, le droit à un procès équitable et l’Etat de droit, seront mis en œuvre ».

De manière plus générale, l’Observatoire demande instamment aux autorités du Bangladesh de mettre fin à toute forme de harcèlement à l’encontre des défenseurs des droits de l’Homme au Bangladesh, de se conformer aux dispositions prévues dans la Déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’Homme et de garantir en toutes circonstances le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, conformément aux normes internationales en matière de droits de l’Homme et aux instruments internationaux ratifiés par le Bangladesh.

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