Mission d’observation internationale des droits humains à Jujuy : résultats préliminaires

29/08/2023
Déclaration
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Organisation Dejusticia

Une mission d’observation internationale a été menée entre le 21 et le 25 août 2023 par des membres de huit organisations de la société civile ayant une vaste expérience dans le domaine des droits humains et des droits environnementaux. Les représentant·es de la mission se sont rendu·es dans la province de Jujuy, en Argentine, pour s’informer directement des éventuelles violations du droit de protester et de participer - dans le cadre de la réforme constitutionnelle, approuvée le 16 juin 2023 dans un laps de temps très court et qui n’a pas permis une large délibération publique. Cette réforme, loin d’avoir contribué à générer un climat de coexistence démocratique, semble avoir aggravé la fracture et la polarisation qui existaient déjà dans la province.

Buenos Aires, le 29 août 2023. Au cours de sa tournée, la mission s’est arrêtée dans les principaux foyers de protestation des deux derniers mois, comme Abra Pampa, où un barrage routier a été installé et une permanence de plus de 67 communautés, parmi lesquelles La Quiaca, Salinas Grandes, Susques, Humahuaca, le carrefour de San Roque et Purmamarca. De nombreux témoignages ont été reçus dans toutes ces localités, qui mettent en lumière de possibles violations des droits humains suite à l’utilisation disproportionnée de la force et d’armes « moins meurtrières » pour disperser la manifestation, ainsi que des arrestations arbitraires et l’incrimination de défenseur·es par le biais de procédures pénales et d’infraction arbitraires (lourdes amendes).

La mission internationale s’est entretenue avec des personnes appartenant à des peuples et communautés autochtones et à des associations paysannes, ainsi qu’avec des leaders sociaux, des syndicats, des organisations de défense des droits humains, des enseignants, des avocats et des personnes qui ont signalé diverses formes de violations des droits humains, tant individuelles que collectives. La mission a également eu l’occasion de rencontrer les autorités provinciales, notamment le ministre de la Sécurité, le secrétaire aux Droits humains et Peuples autochtones, le bureau du Défenseur du Peuple, des représentants du Ministère Public et des députés provinciaux à San Salvador de Jujuy. La mission internationale n’a pas rencontré d’obstacles durant son séjour à Jujuy, elle remercie l’ensemble des acteur·rices qui ont exprimé des points de vue différents sur les événements qui se sont déroulés dans le cadre de la réforme.

Les informations recueillies à Jujuy par les membres de cette mission internationale sont actuellement traitées afin de rédiger un rapport sur les conclusions de la réalité complexe des droits humains dans la province. Cependant, la mission considère qu’il convient de faire quelques observations préliminaires afin de contribuer à la construction du dialogue social. Cette approche est réalisée dans le respect de l’autonomie des communautés et du gouvernement provincial, sur la base des obligations de l’État argentin et de la province, découlant des instruments internationaux relatifs aux droits humains ayant une hiérarchie juridique et constitutionnelle, ainsi que de sa législation interne.

Une réforme constitutionnelle sans participation

La mission internationale a constaté que, bien que les peuples autochtones et leurs communautés aient demandé à participer à la réforme constitutionnelle, celle-ci a été menée en l’absence d’un large processus de délibération. La réforme a été conduite sans mécanisme de consultation et de participation des institutions représentant les peuples autochtones, malgré le grand nombre de peuples vivant à Jujuy (environ 420 communautés) et la validité de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les peuples autochtones.

D’après les informations obtenues, l’incompatibilité de la réforme avec les droits humains et les droits environnementaux est préoccupante. Entre autres, les dispositions concernant les terres fiscales et l’absence de mécanisme de protection des terres autochtones, qui occupent ces territoires de manière ancestrale. La mission rappelle au gouvernement provincial que la jurisprudence interaméricaine a reconnu que les droits de possession des peuples originaires doivent être protégés par les États.

Dans le contexte de la crise climatique et de la pénurie d’eau, la réforme n’aborde pas de manière adéquate la gestion intégrée des bassins versants ou la préservation des écosystèmes. Elle semble favoriser l’utilisation industrielle, agricole et animale, à grande échelle des ressources en eau et ouvre la porte à des concessions qui pourraient conduire à la privatisation de l’eau, portant ainsi atteinte aux cycles écosystémiques et laissant sans protection l’agriculture et l’élevage à petite échelle, qui sont vitaux pour l’existence des communautés d’origine.

D’autre part, la réforme limite le droit de manifester, la liberté d’expression et de grève en interdisant la fermeture des routes. La mission internationale considère que ces dispositions limitent des droits essentiels pour un État de droit démocratique.

En outre, la mission a reçu des informations indiquant un manque apparent d’indépendance du pouvoir judiciaire à Jujuy. Cela pourrait entraver le contrôle de la constitutionnalité et de la conventionnalité des réformes constitutionnelles provinciales, des lois ou des actes arbitraires de l’autorité. Il convient de rappeler l’importance du principe de la séparation des pouvoirs et le système d’équilibre des pouvoirs dans une société démocratique.

Impact environnemental et droits des peuples préexistants

Une préoccupation récurrente exprimée par les communautés autochtones concerne les effets néfastes de l’activité minière, en particulier les projets d’extraction de lithium développés sur leurs territoires. Il convient de noter que ces projets nécessitent l’utilisation intensive de produits chimiques et de grandes quantités d’eau, ce qui met en danger la durabilité des zones humides andines, des salares et des aquifères en général. Cela a des effets importants sur les pratiques culturelles et traditionnelles de subsistance, ainsi que sur le droit à un environnement sain et cela explique les nombreux conflits et tensions territoriales qui existent sur les sites d’exploration et d’exploitation minières à Jujuy.

Répression et criminalisation de la protestation sociale

Enfin, la mission internationale a reçu des témoignages de cas de répression de la contestation sociale, de détentions arbitraires, de harcèlement et de tortures présumées par la police à l’encontre de personnes issues des peuples et communautés indigènes, de défenseur·es de l’environnement, d’enseignant·es, de jeunes, de femmes et même d’enfants. A aussi été rapportée l’utilisation illégitime et disproportionnée de la force, y compris l’utilisation d’armes moins meurtrières telles que les balles en caoutchouc et les gaz lacrymogènes qui ont causé des dommages et des blessures aux corps des manifestants, y compris à la tête et aux yeux. Des informations ont également été obtenues sur des actes de violence impliquant des agents de la police provinciale.

La mission internationale a pu faire état d’actes du gouvernement provincial et du pouvoir judiciaire qui ont eu un effet intimidant sur l’exercice du droit de manifester, validés par des réglementations qui limitent l’exercice de ce droit. Par exemple, un éventuel emploi abusif du système pénal et contraventionnel pour décourager les manifestations a été identifié, par le biais de l’application de peines exagérées et d’amendes élevées.

Les entretiens ont révélé un manque de confiance envers les autorités et les institutions de l’État provincial, ce qui a conduit les personnes blessées par des balles en caoutchouc à ne pas demander de soins médicaux ou à ne pas faire enlever leurs balles, par crainte de sanctions administratives ou d’enquêtes pénales lorsqu’elles font appel au système de santé.

Prochaines étapes

Dans les prochains jours, la mission rencontrera les autorités nationales et les représentants du troisième Malón por la Paz, convoqué par les autorités autochtones devant les Tribunaux de Justice à Buenos Aires. Parallèlement, les informations recueillies seront compilées, dans le but de formuler des recommandations à l’attention de tous les acteur·rices concerné·es, en particulier les autorités provinciales, nationales et internationales. L’objectif est de rendre visible la réalité complexe des droits humains dans la province de Jujuy et de contribuer au développement d’un dialogue entre les différent·es acteur·rices pour une meilleure résolution des conflits sociaux et le respect des droits humains.

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