Intervention de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Home : Situation des défenseurs des droits de l’Homme

La FIDH et l’OMCT, dans le cadre de leur programme conjoint, L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme, attirent l’attention des membres de la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples sur la persistance de graves violations des droits de l’Homme perpétrées contre les défenseurs des droits de l’Homme sur le continent africain. L’Observatoire réitère sa demande aux Etats membres de la Commission africaine de s’engager à tout mettre en oeuvre pour mettre fin à ce phénomène de répression récurrent et de reconnaître clairement le rôle primordial des défenseurs des droits de l’Homme en adoptant, lors de la présente session, un mécanisme régional de protection des défenseurs des droits de l’Homme.Depuis plusieurs sessions de la Commission, l’adoption d’un tel mécanisme est reportée. L’Observatoire lance aujourd’hui un appel solennel à la Commission pour que sa 31ème session aboutisse à l’adoption de ce mécanisme.

La société civile est très active en Afrique et sa mobilisation continue à freiner certaines dérives des Etats les plus répressifs malgré les moyens limités dont elle dispose. Les avancées importantes en matière de lutte contre l’impunité résultant des plaintes déposées par les victimes au Sénégal, au Tchad et en Belgique contre Hissène Habré et ses collaborateurs est à mettre à l’actif de cette mobilisation de la société civile. Les associations de défense des droits civils et politiques mais aussi des droits économiques et sociaux continuent de se développer à un rythme élevé et le nombre de militants augmente. Aussi, les ONG apparaissent de plus en plus comme des partenaires ou interlocuteurs incontournables pour les autorités, compte tenu de leur impact sur les scènes nationale et internationale. Toutefois, les rapports avec le pouvoir restent tendus et difficiles. Les gouvernements oscillent entre la nécessaire prise en compte de la société civile et la méfiance et la crainte que leur inspirent cette mobilisation et ses animateurs. De façon systématique, les ONG de défense des droits de l’Homme sont qualifiées d’ennemis de l’Etat, d’opposants politiques qui visent à déstabiliser le pays.

Ces défenseurs sont harcelés, arbitrairement poursuivis, arrêtés, détenus, au seul motif de leur engagement pacifique en faveur des libertés fondamentales, de la démocratie et de l’Etat de droit dans leur pays.

Des méthodes de répression multiples et sophistiquées sont utilisées par les Etats, et ce en contradiction avec la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’Homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1998.

Dans plusieurs Etats, tels que la République Démocratique du Congo (RDC), le Rwanda, le Libéria et le Tchad, les défenseurs sont arrêtés et détenus, sans qu’aucune charge ne soit prononcée à leur encontre. Ainsi, M. N’sii Luanda, Président du Comité des Observateurs des Droits de l’Homme (CODHO), est détenu depuis le 19 avril 2002, date à laquelle il a été arrêté à son domicile par deux inspecteurs de la Cour d’Ordre Militaire (COM). Prétextant des actes de trahison, les inspecteurs ont procédé à la fouille de sa maison, saisi des documents et emmené M. N’sii Luanda pour le soumettre à plusieurs interrogatoires sur son organisation, ses activités, ses voyages et ses relations. Le Président du CODHO avait déjà subi de nombreuses menaces et avait été arbitrairement détenu du 5 juin au 7 septembre 2001, au simple motif qu’il aurait été en contact avec des suspects portant atteinte à la sécurité de l’Etat. Par ailleurs, M. Golden Misabiko, Président de l’Association africaine des droits de l’Homme (ASADHO)/ Section du Katanga a été contraint de fuir la RDC en raison de nouvelles menaces d’arrestation à son encontre. Il avait été arbitrairement détenu du 5 février au 13 septembre 2001. Au Rwanda, M. Laurien Ntezimana, fondateur de l’Association Modeste et Innocent (AMI), a été arrêté le 26 janvier 2002 à Butare, officiellement afin qu’il s’explique sur le logo de la revue de l’AMI, qui utilise un terme également employé par le Parti démocratique pour le renouveau (PDR). Interrogé à la Brigade de police, il a été transféré à la prison de Butare où il est resté détenu jusqu’au 20 février 2002 sans qu’aucune charge ne soit retenue à son encontre. Au Libéria, l’avocat et défenseur des droits de l’Homme Tiawan Gongloe, a été détenu du 24 avril au 1er mai 2002, tout d’abord dans les locaux de la police puis à l’hôpital, où il a dû être transféré en raison des tortures qu’il avait subies lors de sa première nuit en détention. Au Tchad, M. Silas Ndadoum, vice-président de la section de la Ligue tchadienne des droits de l’Homme (LTDH), a été arrêté au début du mois de décembre 2001 après avoir attiré l’attention des autorités sur l’existence d’un tract appelant à la guerre sainte. Il a été détenu pendant cinq jours avant d’être libéré. Enfin, la détention en garde à vue constitue une autre forme de détention arbitraire : en Mauritanie, M. Boubacar Ould Messaoud, Président de SOS-Esclaves a été arrêté le 2 mai et placé en détention, en lien avec ses dénonciations de l’usage de la torture et à deux jours de son départ pour Prétoria où il devait représenter un collectif de 13 organisations mauritaniennes de défense des droits de l’Homme durant la 31ème session de la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples.

Dans d’autres pays, l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques permet de sanctionner l’activité des défenseurs. En Algérie, M. Mohamed Smain, responsable de la section de Relizane de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH) et engagé aux côtés des familles de disparus, a été condamné en appel à un an de prison ferme et 210.000 dinars d’amende, le 24 février 2002. Il était poursuivi pour diffamation, sur la base d’une plainte déposée par Hadj Fergane, ainsi que huit membres de la milice de celui-ci, après que M. Smain eut alerté la presse algérienne sur l’exhumation de charniers par les services de gendarmerie et cette même milice. Par ailleurs, M. Larbi Tahar, membre de la section de la LADDH de Labiod Sid Echikh, a été condamné le 23 mars 2002 à 6 mois d’emprisonnement pour " incitation au rassemblement illégal et résistance aux forces de l’ordre " ; il avait été arrêté à la suite de manifestations pacifiques sur la dégradation de la situation économique et sociale de la commune, les 4 et 5 octobre 2001. Il est depuis lors détenu dans des conditions extrêmement précaires, dans une cellule réservée aux condamnés à mort, et dans laquelle se trouvent plusieurs personnes impliquées dans des affaires de terrorisme. En Ethiopie, le Pr. Mesfin Wolde Mariam et le Dr. Berhanu Nega de l’Ethiopian Human Rights Council (EHRCO), continuent d’être sous le coup de poursuites judiciaires pour " incitation à la violence et à l’émeute ", en relation avec des manifestations étudiantes en faveur de la liberté d’expression et d’association qui s’étaient déroulées en avril 2001. Leur procès qui devait se tenir le 5 décembre 2001 puis le 10 avril 2002 a été reporté une nouvelle fois. En Egypte, Hafez Abu Sa’eda, Secrétaire général de l’Organisation égyptienne des droits de l’Homme, fait toujours l’objet de poursuites judiciaires pour avoir reçu un chèque de l’Ambassade britannique en 1998 au nom de son organisation.

Outre ces poursuites judiciaires, des mesures administratives visent clairement à faire obstacle à l’action des défenseurs. Au Soudan, le 2 février 2002, Mlle Tahani Ibrahim Ahmed, étudiante au Collège des Sciences Technologiques à Omdurman, et membre du réseau étudiant du Groupe soudanais des victimes de la Torture (SVTG), a été suspendue pour 12 mois de l’Université en raison de ses activités de défense des droits de l’Homme. Pour être réadmise au Collège, elle devra signer un engagement de bonne conduite selon la Loi relative à la Discipline et au Code de conduite des étudiants, qui interdit à ces derniers de prendre part à des activités politiques ou liées à la défense des droits de l’Homme. Au Tchad, M. Souleymane Guengueng, vice-président de l’Association des victimes des crimes et de la répression politique au Tchad (AVCRP) a été suspendu de son poste à la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT) le 18 mars 2002, pour une période de trente jours, en raison de son activité au sein de l’ACVRP. En Algérie, Mohamed Smaïn, reste privé de son passeport et de son permis de conduire depuis février 2001, ce qui entrave gravement sa liberté de mouvement et l’exercice de son activité professionnelle.

L’Observatoire a également recensé plusieurs cas d’attaques physiques à l’encontre des défenseurs. Ainsi, au Burundi, le 15 février 2002, alors que M. Celcius Barahinduka, membre du Comité exécutif de la Ligue burundaise des droits de l’Homme (Iteka) se rendait au district de Bururi, afin d’ouvrir une nouvelle section de la Ligue, son chauffeur, M. Banani, a été menacé puis frappé par le Major Bizuru, qui l’a accusé d’être venu pour accomplir une mission " secrète ". Enfermé dans un cachot de la Brigade de Bururi, il a été libéré le lendemain. Au Zimbabwe, M. Johannes Mudzingwa, membre de Zimrights, a été attaqué le 13 décembre 2001 par des membres du parti ZANU PF et des vétérans de guerre. Après l’avoir sommé de montrer sa carte du parti du Mouvement pour un Changement Démocratique (MDC- parti d’opposition) dont il n’est pas membre, M. Johannes Mudzingwa a été emmené en brousse et frappé violemment durant quatre heures. Ces faits, bien que rapportés à la police, n’ont donné lieu à aucune enquête. En Tunisie, où les actes de brutalité policière à l’encontre des défenseurs sont récurrents, M. Nizar Amami, membre du Comité de coordination du RAID (Rassemblement pour une alternative internationale du développement, section tunisienne du mouvement Attac), a été agressé et blessé en plein jour devant son domicile par trois individus qui ont pris la fuite à bord d’une voiture, le 26 décembre 2001. Par ailleurs, le 30 mars, plusieurs avocats membres du collectif de défense de Hamma Hammami, fondateur du parti communiste des ouvriers de Tunisie, ont été violemment battus par les forces de l’ordre. Il s’agit de Bochra Belhadj Hamida, Omar Mestiri, Jameldine Bida, Safouane Ben M’aras et Hayet El Jazar.

Dans certains pays, comme en République Démocratique du Congo ou en Tunisie, les défenseurs sont aussi systématiquement harcelés. En RDC, M. Dismas Kitenge Senga, président du Groupe Lotus (ONG de défense des droits de l’Homme basée à Kisangani) a été en 2001 l’objet de graves pressions de la part des autorités du Rassemblement congolais pour la Démocratie (RCD), à l’instar de tous les défenseurs actifs dans cette région. Ces derniers sont la cible des autorités du RCD en raison notamment de leurs prises de position en faveur de la démilitarisation de la ville de Kisangani et de leur collaboration avec des institutions et personnalités de la communauté internationale. Les autorités du RCD accusent le Groupe Lotus et son président de trahison, d’espionnage pour le compte de puissances étrangères et du gouvernement de Kinshasa, et d’incitation à la révolte. Ces campagnes de diffamation et d’intimidation sont proférées à la Radio et Télévision nationale congolaise (RTNC) ou lors de réunions politiques tenues par le RCD dans les communes alentours. En Tunisie, les défenseurs continuent d’être l’objet de filatures policières permanentes et d’actes de harcèlement systématiques, tels que le cambriolage de leurs bureaux et domiciles, le sabotage de leurs voitures, etc. En Tanzanie, en novembre 2001, l’organisation LEAT (Lawyers Environmental Action Team) a fait l’objet d’une fouille et des documents relatifs au massacre de 50 ouvriers de la mine de Bulyanhulu en 1996, ont été saisis. Le président et un avocat de l’organisation ont été menacés d’être poursuivis, en lien avec les appels répétés de l’organisation en faveur de la réalisation d’une enquête indépendante sur les événements de 1996.

Enfin, l’action des défenseurs est entravée par des atteintes portées aux libertés d’association et de réunion. En avril 2001, le Rwanda a adopté une loi accordant de larges pouvoirs au gouvernement pour s’ingérer dans le travail des ONG. En Ouganda, un projet de loi est en cours d’examen devant le Parlement. Le texte renforce notamment les pouvoirs du département chargé d’accorder l’enregistrement des ONG conformément à la loi de 1989 et augmente les sanctions contre les ONG si elles entreprennent des activités sans être au préalable enregistrées. En Tunisie, le Conseil national des libertés en Tunisie (CNLT) et le RAID ne bénéficient toujours pas de reconnaissance légale. Il en va de même pour le Centre pour l’indépendance de la Justice (CIJ), présidé par le juge Mokhtar Yahyaoui, destitué de ses fonctions le 29 décembre 2001, après qu’il eut dénoncé le manque d’indépendance de la justice en Tunisie dans une lettre ouverte au Président de la République. En Egypte, le Centre Ibn Khaldoun pour les études et le développement reste fermé. En République Démocratique du Congo, le maire de la ville de Kisangani a interdit la tenue de la journée de réflexion sur l’évaluation du processus de paix en RDC et sur l’organisation de la police et de l’administration de Kisangani après la démilitarisation prévue le 4 janvier 2002 et organisée par l’ONG Groupe de Chrétiens pour la Paix.

L’Observatoire rappelle le rôle primordial des défenseurs des droits de l’Homme dans la prévention des conflits, l’avènement de l’Etat de droit et de la démocratie, dans tous les pays du monde et notamment en Afrique. Ils jouent un rôle essentiel dans la lutte pour l’application de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et des autres instruments relatifs aux droits de l’Homme, tels, notamment, la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples. A cet égard, l’Observatoire appelle les Etats de la Commission à ne ménager aucun effort pour assurer que le texte de la Déclaration sur les défenseurs, adopté à une large majorité en 1998, soit diffusé le plus largement possible.

En 2001, l’Observatoire est intervenu lors des sessions de la Commission africaine, à Tripoli (du 23 avril au 7 mai 2001) et à Banjul (du 13 au 27 octobre 2001), en insistant sur la persistance d’actes de violence et d’atteintes portées aux droits des défenseurs des droits de l’Homme en Afrique et sur la nécessaire adoption d’un mécanisme spécifique de protection à l’échelle régionale ayant mandat d’enquêter et de réagir aux cas individuels qui lui sont soumis. Ce mécanisme travaillerait en étroite coopération avec Mme Hina Jilani, Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’Homme.

La régionalisation de la promotion et de la protection des défenseurs des droits de l’Homme est de plus en plus nécessaire et efficace. Le travail effectué en ce sens par la Commission inter-américaine des droits de l’Homme en est un exemple probant. La Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples doit, elle aussi, impérativement s’engager sur cette voie.

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