Lettre ouverte à Bernard Kouchner, Ministre des affaires étrangères

21/05/2010
Communiqué

Monsieur le Ministre,

Nos organisations sont vivement préoccupées par les informations selon lesquelles la France considère la possibilité d’être représentée lors de la cérémonie d’investiture du président soudanais M. Omar Hassan Ahmad el Béchir le 27 mai prochain.

En mars 2005, le Conseil de sécurité déférait la situation des crimes au Darfour à la Cour pénale internationale (CPI) à travers la résolution 1593. En mars 2009, la Cour a délivré un mandat d’arrêt à l’encontre du président soudanais el-Béchir pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre au Darfour. Alors que la résolution 1593 impose au Soudan l’obligation légale de coopérer avec la CPI, le gouvernement soudanais a déclaré publiquement qu’il ne remettrait aucun Soudanais à la Cour.

Les informations selon lesquelles la France pourrait être présente lors de la cérémonie d’investiture du président el-Béchir nous alarment au plus haut point, pour de multiples raisons. Depuis son soutien à l’adoption du Statut de Rome en 1998 jusqu’à son rôle crucial dans la saisine de la CPI par le Conseil de sécurité à travers la résolution 1593, la France a démontré son attachement à la justice pénale internationale et à l’implication de la CPI dans la situation au Darfour. Toute représentation de la France à l’investiture d’un individu sous le coup d’un mandat d’arrêt de la CPI serait un déni de cet engagement. Elle serait aussi un camouflet pour les victimes de crimes de masse au Darfour.

Nos organisations rappellent l’importance des décisions du Conseil de sécurité et de l’Union européenne sur la coopération du Soudan avec la CPI. En juin 2008, le Conseil de sécurité, de manière unanime, exhortait « le Gouvernement soudanais et toutes les autres parties au conflit du Darfour à coopérer pleinement avec la Cour, conformément à la résolution 1593 (2005), afin de mettre un terme à l’impunité des crimes commis au Darfour ». Le mois dernier, en avril 2010, le Conseil de l’UE réaffirmait « son soutien à la Cour pénale internationale (CPI) et engag[eait] le gouvernement du Soudan à coopérer pleinement avec celle-ci, conformément aux obligations qui lui incombent en vertu du droit international ». Une décision de la France de participer à cette cérémonie irait à l’encontre de la mise en oeuvre de ces déclarations.

Les Etats parties au Statut de Rome sont tenus de coopérer avec la CPI. En tant qu’Etat partie, nous attendons de la France qu’elle démontre son soutien à la Cour et ne prenne aucune mesure qui puisse être perçue comme une atteinte à ses décisions. La présence de la France à la cérémonie d’investiture nous semblerait particulièrement inopportune à quelques jours de l’ouverture de la conférence de révision du Statut de Rome qui débutera le 31 mai. Cette conférence sera un moment important pour démontrer et réitérer l’attachement des Etats parties, et de la France, à la justice internationale et à la Cour Pénale Internationale. En décembre 2009, la France avait décidé de tenir le sommet Afrique - France sur le territoire français plutôt qu’en Egypte, afin d’éviter la présence du président el-Béchir à ce sommet. Nos organisations avaient alors salué cette décision. Le contexte d’alors qui a donné lieu à cette décision n’a pas évolué. Les résultats des élections au Soudan le mois dernier ne remettent en cause ni le mandat d’arrêt contre el-Béchir ni l’obligation légale imposée au Soudan par la résolution 1593 de coopérer avec la CPI.

Nos organisations pensent que la France – et tout autre Etat – devrait suivre les directives des Nations Unies qui limitent les contacts avec les individus sous le coup d’un mandat d’arrêt d’une juridiction pénale internationale. Selon ces directives, « la présence de représentants de l’ONU dans toute cérémonie ou événement similaire avec des individus [sous le coup d’un mandat d’arrêt d’une juridiction pénale internationale] devrait être évitée ».

Nous demandons donc expressément qu’à cette occasion la France s’engage sans ambiguïté pour réaffirmer son engagement à la justice internationale et pour le respect et la mise en oeuvre des décisions de la CPI afin de lutter contre l’impunité dont bénéficient les auteurs présumés de violations des droits humains. Nous vous demandons d’éviter toute représentation diplomatique lors de cette cérémonie, et d’envoyer des instructions claires dans ce sens à l’ambassade à Khartoum.

En vous remerciant de l’attention que vous voudrez bien porter à notre démarche, nous vous
prions d’agréer, Monsieur le Ministre, notre haute considération.

Clément Boursin, Responsable des programmes Afrique
Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture

Geneviève Garrigos, Présidente
Amnesty International France

Souhayr Belhassen, Présidente
Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme

Jean Marie Fardeau, Directeur du bureau de Paris
Human Rights Watch

Jean Pierre Dubois, Président
Ligue des Droits de l’Homme

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