Entretien avec René Degny-Segui, ancien rapporteur spécial des Nations unies sur le Rwanda

04/04/2014
Communiqué

Propos recueillis le 27 mars 2014

René Degny-Segui est également professeur agrégé de droit public, ancien doyen de la faculté de droit d’Abidjan, fondateur de la LIDHO, et l’auteur d’un rapport sur la situation des droits humains au Rwanda publié en 1994.

Quel a été votre rôle au moment du génocide ?

René Degny-Segui : Le 25 mai 1994, au coeur du génocide, j’ai été nommé rapporteur spécial des Nations Unies pour le Rwanda, avec un double mandat : enquêter sur les événements commis au Rwanda à partir du 7 avril 1994 et envisager l’après.

J’ai pu me rendre à Kigali au début du mois de juin, qui était alors partitionné entre la zone contrôlée par les Forces armées rwandaises (FAR, armée gouvernementale) et l’Armée patriotique rwandaise (APR, armée du Front patriotique rwandais, dirigée par Paul Kagame), pour établir la nature des crimes commis au Rwanda pendant cette période.

Qu’avez vous vu à Kigali ?

RDS : Nous avons vu, partout, des corps sans vie dans les rues. Et des Tutsi réfugiés dans les lieux qui pouvaient parfois servir d’abri, comme les hôtels ou les stades, notamment. Nous n’avons assisté directement à aucun massacre, d’abord parce qu’à Kigali, la plupart ont eu lieu dans les premiers jours et les premières semaines, mais aussi parce qu’ils étaient commis . Par contre, nous avons rencontré l’ensemble des acteurs sur place, y compris non gouvernementaux – les organisations médicales et humanitaires en particulier - et c’est ainsi, par les témoignages et les documents recueillis, que nous avons pu mesurer l’ampleur de ce qui se passait alors.

Quelles sont les conclusions de votre rapport, publié le 28 juin 1994 ?

RDS : L’analyse des faits commis au Rwanda, au regard de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, ne souffre d’aucune ambiguïté : il s’agit d’un génocide. Il nous fallait établir un élément matériel, un élément intentionnel et l’identification d’un groupe visé comme tel par les auteurs du génocide.

L’élément matériel était malheureusement très facile à prouver. Au moment où nous nous trouvions à Kigali, les différentes estimations établies par les organisations sur place estimaient le nombre de victimes à 500.000.

L’aspect intentionnel des crimes était également aisé à démontrer, tant les tueries étaient encouragées, organisées et relatées par les différents organes de presse, écrite ou orale, et notamment la RTLM (Radio télévision libre des milles collines, NDLR), qui appelait ouvertement à éliminer les inyenzi, c’est-à-dire les cafards en kinyarwanda.

L’enjeu était donc de déterminer si les tueries visaient bien un groupe spécifique, en l’occurrence les Tutsi. Car un nombre important de Hutu, qu’on a appelé les « Hutu modérés », c’est-à-dire n’adhérant pas à la logique d’élimination des Tutsi qui était à l’oeuvre, ont été tués pendant le génocide. Nous avons pu documenter la sélection qui était opérée aux barrages érigés par les milices sur la route, où les Tusti étaient systématiquement arrêtés et exécutés. Nous avons également pu obtenir des documents officiels, publiés par le ministère de la défense et faisant des Tutsi « l’ennemi principal » du Rwanda.

Pourquoi avez-vous appelé, dès ce premier rapport, à la création d’une juridiction internationale pour juger les crimes commis au Rwanda ?

RDS : Compte tenu de l’ampleur des crimes et de la situation effroyable au Rwanda en 1994, il fallait à tout prix éviter des arrangements politiques qui auraient pu contribuer à l’impunité des auteurs de ces atrocités. Seul un Tribunal pénal international, sur le modèle de celui mis en place pour l’ex-Yougoslavie par exemple, semblait de nature à garantir un processus judiciaire adéquat.

Quel bilan dresseriez-vous aujourd’hui du Tribunal pénal international pour le Rwanda, qui a achevé ses travaux ?

RDS : J’ai eu l’occasion, pendant l’exercice du Tribunal, d’y participer en tant que témoin expert. Le tribunal a permis de juger certains des plus hauts responsables des crimes commis au Rwanda et c’est déjà une victoire pour la justice. Il y a bien-sûr des critiques structurelles sur le coût d’un tel tribunal et sur le temps qu’ont pris les procédures, mais au regard de l’enjeu de justice, cela n’est pas le plus important.

Par contre, vingt ans après le génocide, nous pouvons regretter qu’aucun des crimes commis à la suite du génocide, notamment en RDC, n’a fait l’objet de procédures judiciaires, donnant ainsi, à certains égards, l’impression d’une justice de vainqueurs.

Après avoir été témoin du génocide, quel message souhaiteriez-vous porter aujourd’hui, à l’occasion de sa vingtième commémoration ?

RDS : Ce qui est arrivé au Rwanda est monstrueux et l’histoire contemporaine nous a montré que cela n’arrive pas qu’aux autres. Il est aujourd’hui de notre responsabilité à chacun, de tout faire pour éviter de connaître à nouveau l’un de ces drames, en Afrique comme dans le monde.

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