Côte d’Ivoire : la justice pour combattre les violations des droits de l’Homme et l’insécurité

A l’issue d’une mission d’une quinzaine de jours, la FIDH et ses organisations membres en Côte d’Ivoire, la LIDHO et le MIDH, demeurent préoccupées par la situation sécuritaire et la persistance des violations des droits de l’Homme. Nos organisations appellent les autorités politiques et judiciaires ivoiriennes à mettre un terme aux violations des droits de l’Homme constatées, à poursuivre leurs auteurs et à s’engager encore plus résolument en faveur d’une justice impartiale et d’un réel processus de dialogue et de réconciliation avec toutes les parties et toutes les populations. La FIDH, la LIDHO et le MIDH qui accompagnent des victimes des crimes les plus graves devant la justice nationale seront particulièrement attentives aux suites judiciaires données à la découverte d’un charnier à Duékoué le 12 octobre 2012 en présence de nos organisations.

Climat sécuritaire dégradé et atteintes aux droits de l’Homme

La FIDH, la LIDHO et le MIDH condamnent les attaques répétées contre les forces de police et de sécurité depuis plusieurs mois et notamment les dernières attaques de Bonoua et de Yopougon les 14 et 15 octobre 2012. Avec près de 11 attaques en 4 mois, les autorités doivent faire face à un véritable défi sécuritaire. Des enquêtes impartiales doivent être menées afin d’identifier les auteurs de ces actes et les traduire en justice. Nos organisations s’inquiètent des informations contenues dans le rapport de mi-mandat du Groupe d’expert des Nations unies sur la Côte d’Ivoire publié le 15 octobre 2012 concernant des ententes régionales entre groupes armés afin de déstabiliser la Côte d’ivoire et appellent tous les gouvernements et institutions concernés à conjuguer leurs efforts pour mettre un terme à toute entreprise criminelle qui porteraient atteinte à l’intégrité d’un pays de la région et en particulier la Côte d’Ivoire.

Ce climat de violence et de tension en Côte d’ivoire a cependant justifié le retour de l’armée dans le dispositif sécuritaire intérieur, ce qui a engendré de nouvelles violations des droits de l’Homme. Ainsi, des lieux de détention illégaux, des disparitions forcées, des arrestations arbitraires contre des demandes de rançon ou encore des cas de torture ont refait leur apparition de façon inquiétante, en particulier à Abidjan où les barrages de nuit sont quotidiens, le plus souvent illégaux et parfois menés par des hommes en tenues et en armes mais non-immatriculés. Ainsi, nos organisations ont recensé plusieurs dizaines de cas de violations de ce type au cours des derniers mois.

« Le retour en force des Comzones, de leurs hommes mal formés pour la plupart et de leur pratiques abusives et souvent en dehors de tout contrôle pose plus de problèmes sécuritaires et de droits de l’Homme qu’il n’en résout en matière de sécurité  » a déclaré Souhayr Belhasen, présidente de la FIDH. « Les autorités ne doivent pas céder sur les principes des libertés fondamentales au nom de la sécurité et de la raison d’État, ce serait tomber dans le piège de ceux qui tentent de déstabiliser le pays » a-t-elle ajoutée.

La FIDH, le MIDH et la LIDHO saluent les poursuites pénales engagées contre les membres des Forces Républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) responsables de crimes, mais regrettent qu’elles n’impliquent pas les plus hauts responsables qui ordonnent ou couvrent ces exactions. La réforme en cours du secteur de la sécurité, la démobilisation et la réinsertion des ex-combattants et l’adoption urgente d’un cadre légal pour contrôler l’activité des chasseurs traditionnels Dozos qui assurent des tâches de sécurité, et qui commettent aussi des exactions doivent donc demeurer au même titre que le respect des droits de l’Homme, une priorité de l’action gouvernementale.

« Une réforme cohérente et efficiente du secteur de la sécurité doit s’articuler avec la lutte contre l’impunité. La mise à l’écart des auteurs de violations des droits de l’Homme tout comme le démantèlement des forces supplétives garantira aux populations ivoiriennes une plus grande sécurité », selon René Legré Hokou, président de la LIDHO.

Enfin, l’opposition politique et en particulier le Front populaire ivoirien (FPI) font l’objet d’actes de pression et d’intimidation que nos organisations ont déjà condamnés [1] et sur lesquels elles ont attiré l’attention des autorités lors de cette mission : interdiction temporaire des journaux d’opposition pour un motif qui dans un État de droit ne devrait pas donner lieu à de telles sanctions, poursuites judiciaires intempestives de certains dirigeants, attaque du siège du FPI, limitation à la liberté de manifestation, etc. Selon les dires du FPI, nombreux de ses militants sont harcelés, emprisonnés voir même victimes de disparition forcée et d’actes de torture ; autant d’assertions que nos organisations tentent actuellement de vérifier.

«  Des enquêtes doivent être menées de façon impartiales et indépendantes sur ces cas de violations des droits de l’Homme et leurs auteurs doivent être sanctionnées. De même, réformer le statut et encadrer le fonctionnement de la Direction de la surveillance du territoire (DST) garantirait que ce service ne soit pas utilisé à des fins de répression politique mais bien à la défense de l’ordre public » a déclaré Me Yacouba Doumbia, président du MIDH.

Le charnier de Duékoué et les enquêtes judiciaires relatives à la crise post-électorale

La FIDH, le MIDH et la LIDHO étaient présentes lors de la découverte, les 11 et 12 octobre 2012, d’un charnier dans le quartier Togueï à Duékoué. En présence du procureur adjoint du Tribunal de Première Instance de Man, 6 corps ont été découverts dans un puits en périphérie de la ville grâce à des informations concordantes recueillies par nos organisations. Selon les informations en notre possession, confirmées par les résultats préliminaires des autopsies, ces 6 hommes ont été exécutés sommairement par des éléments des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) à la suite de l’attaque du camp de déplacés de Nahibly (à Duékoué) le 20 juillet 2012. La disparition à l’issue de l’attaque de plusieurs dizaines de personnes déplacées, ainsi que la confirmation de cas d’exécutions sommaires et extra-judiciaires laissent entrevoir un bilan beaucoup plus lourd que les chiffres officiels. Concernant les présumés responsables de ces crimes, deux éléments des FRCI ne sont pas retournés à leur caserne depuis le 16 octobre 2012 et ne sont pas localisables par leur hiérarchie. Ils se seraient enfuis vers le Burkina Faso voisin et sont activement recherchés. L’un d’eux serait Yaya Doukouré, surnommé « Tout petit » qui aurait dû être entendu par la gendarmerie de Duékoué la semaine dernière, mais ne s’est jamais présenté. Selon sa hiérarchie, c’est un combattant associé sans matricule ce qui compliquerait sa recherche. L’autre, dit « caporal Ben » est lui aussi pour le moment introuvable. Leur responsable hiérarchique, le Lieutenant Daouda Koné dit « Konda », en charge du secteur de Duékoué au moment de l’attaque de Nahibly et muté après la découverte du charnier devrait lui aussi faire l’objet d’interrogatoire, dès la nomination d’un juge d’instruction par le Procureur de Man.

Reportage de Maureen Grisot de France 24 sur la découverte du charnier de Togueï à Duékoué et interview de Florent Geel, responsable du Bureau Afrique de la FIDH

Compte tenu de ces faits, nos organisations saluent la réaction des autorités nationales puisque le président de la République, M. Alassane Ouattara, a clairement indiqué dans un communiqué publié le soir même de la découverte du charnier, que les corps seraient autopsiés et que l’enquête devrait aller à son terme. La FIDH, la LIDHO et le MIDH qui soutiennent et représentent les familles des victimes dans la procédure ouverte sur ce cas, appellent les autorités judiciaires et politiques ivoiriennes à poursuivre l’enquête jusqu’à son terme. Il est important que justice soit rendue dans cette affaire particulièrement emblématique des crimes perpétrés et des défis sécuritaires et judiciaires qui se posent en Côte d’Ivoire. Nos organisations appellent aussi les autorités burkinabé à collaborer pleinement avec les autorités ivoiriennes pour identifier et retrouver les présumés responsables de ces crimes afin qu’ils puissent répondre de leurs actes devant la justice de leur pays.

Rapport de la Commission natioanle d’enquête

Parallèlement, les enquêtes sur les crimes commis lors de la crise post-électorale se poursuivent. La Commission nationale d’enquête (CNE) a finalisé et rendu son rapport dont de larges parties ont été rendues publiques. Le rapport (disponible ici) pointe la responsabilité présumée d’environ 700 éléments des FRCI et de 1200 militaires ex-membres des Forces de défense et de sécurité (FDS) et miliciens dans les graves crimes perpétrés au cours de cette période. Nos organisations saluent ce rapport et sa publication tout comme l’engagement des autorités de le transmettre à la justice, y compris ses annexes non-rendues publiques, pour contribuer à lutter contre l’impunité de tous les auteurs des crimes de cette époque. Nos organisations notent avec satisfaction la déclaration du Premier Ministre de Côte d’Ivoire Me Jeannot Kouadio Ahoussou, le 29 octobre 2012, indiquant que les poursuites contre les auteurs des violations des droits de l’homme identifiés par la CNE débuteront à la mi-novembre 2012.

Les jugements des présumés responsables des crimes commis lors de la crise post-électorale ont d’ailleurs recommencé puisque s’est tenu, du 2 au 11 octobre 2012, le procès du général Brunot Dogbo Blé, ex-commandant de la Garde républicaine et de quatre autres militaires accusés de l’enlèvement et de l’assassinat le 12 mars 2011 du colonel à la retraite Adama Dosso, un proche du président Alassane Ouattara. Le tribunal militaire d’Abidjan les a ainsi condamnés à quinze ans de réclusion criminelle militaire pour Brunot Dogbo Blé et son directeur de Cabinet Yagba Kipré et le sergent-chef Léo Lagaud ; 12 ans pour le sergent Ferdinant Toh et 5 ans pour Noël Toualy. Les deux militaires en fuite, Yapi Yapo et Lobé Lobé, ont été condamnés par défaut, à 15 ans de détention militaire.

Concernant les autres procédures judiciaires en cours sur les crimes commis pendant la crise post-électorale, nos organisations saluent leur bon déroulement mais notent qu’elles demeurent pour le moment encore trop visiblement concentrées sur les partisans de l’ancien président Laurent Gbagbo, ce qui peut laisser paraître une « justice orientée et instrumentalisée ». Le MIDH, la LIDHO et la FIDH dont le Groupe d’action judiciaire (GAJ) représentent plus de 75 victimes des différentes parties au conflit considèrent que les efforts, les moyens affectés et les capacités des trois magistrats instructeurs sont positifs et vont dans le sens d’une justice impartiale. Nos organisations se félicitent en particulier du réquisitoire supplétif pris par le Procureur de la République, sur recommandation de nos organisations, élargissant la saisine des juges d’instruction aux viols et autres crimes sexuels perpétrés pendant la crise. Nos organisations s’impliquent dans ces actions judiciaires, que ce soit celles concernant la crise post-électorale ou celle de l’attaque du camp de Nahibly, afin de garantir à toutes les victimes un accès à la justice, œuvrer pour une justice impartiale en Côte d’Ivoire et lutter contre l’impunité de tous les responsables des violations graves des droits de l’Homme, autant de conditions essentielles à une future réconciliation nationale.

Au niveau de la justice internationale, la Chambre d’appel de la Cour Pénale Internationale (CPI) a confirmé, le 26 octobre 2012, la décision du 13 juillet 2012 de la Chambre préliminaire I qui avait rejeté la demande de libération provisoire de Laurent Gbagbo. Selon la Chambre d’appel, la libération de l’ancien président pourrait entraver l’enquête en raison de ses moyens financiers encore disponibles et l’existence d’un réseau de partisans « important et bien organisé ». L’examen du maintien en détention d’un présumé responsable intervient tous les 120 jours devant le CPI. La Chambre préliminaire I tiendra une nouvelle audience le 30 octobre 2012 sur l’état de santé du prévenu résultant des conditions de détention en Côte d’ivoire de l’ancien président Laurent Gbagbo et sa capacité à participer à la procédure notamment à l’audience de confirmation des charges, repoussée de ce fait à 2013 dans l’attente de la décision. La Cour a décidé que l’audience du 30 octobre serait principalement publique et que l’ancien président n’était pas tenu d’y être physiquement présent. Laurent Gbagbo demeure la seule personne ayant fait l’objet d’un mandat d’arrêt public, arrêté et transféré à la CPI dans le cadre de la saisine de la Cour par la Côte d’Ivoire.

« La justice ne peut pas être un processus sélectif, à la carte, et sur ce principe certains FRCI devront rendre des comptes devant un juge ivoirien et le cas échéant, international. De nombreux défis restent à relever pour voir la justice ivoirienne et internationale poursuivre tous les principaux auteurs de violations des droits de l’Homme de la crise électorale et ce quel que soit leurs camps », a déclaré Me Patrick Baudouin, président d’Honneur et responsable du Groupe d’Action judiciaire (GAJ) de la FIDH. « C’est un travail difficile et de longue haleine mais incontournable pour rétablir la paix, l’unité du pays et parvenir à une réelle réconciliation » a-t-il conclu.

Sur la justice ivoirienne, l’annonce, le 24 octobre, de la suspension de six et peut-être bientôt huit magistrats pour « abus d’autorité, abandon de poste, corruption et extorsion de fonds » est une bonne nouvelle, tant la corruption du système judiciaire est importante en Côte d’Ivoire. En attendant la fin de l’enquête et la décision du Conseil supérieur de la magistrature pour les deux magistrats de siège soupçonnés, ceux-ci sont frappés d’interdiction d’exercer. « Les Ivoiriens doivent pouvoir avoir confiance dans leur justice, et lutter résolument contre la corruption est un signal positif » a déclaré René Legré Hokou, président de la LIDHO. « La lutte contre l’impunité passe aussi par l’intégrité des magistrats » a-t-il ajouté.

Nos organisations appellent la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation (CDVR) à impliquer davantage la société civile dans son travail et placer les victimes au cœur du processus de vérité, de justice et de réconciliation. Son action doit être clarifiée au plus vite, notamment en ce qui concerne son plan d’action, ses enquêtes, ses auditions et la composition des ses sous-commissions ainsi que son articulation avec la justice pénale et la justice internationale. « L’action de la CDVR doit constituer un complément à la justice pénale, et pas une alternative » a déclaré Me Yacouba Doumbia, président du MIDH.

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