Cameroun : Lettre ouverte conjointe aux autorités camerounaises sur la situation des personnes et militants LGBTI

Son Excellence Paul Biya
Président de la République du Cameroun

Son Excellence Philémon Yang
Premier Ministre

Son Excellence Laurent Esso, Ministre
Ministère de la Justice

Son Excellence Pierre Moukoko Mbonjo, Ministre
Ministère des Relations Extérieures

Objet : Lettre ouverte concernant la situation des personnes et militants LGBTI au Cameroun

Excellences,

Nous vous écrivons au nom de 12 organisations de défense des droits humains camerounaises et internationales qui ont documenté de nombreux cas dans lesquels des Camerounais ont subi des violences en raison de leur orientation sexuelle et de leur identité de genre, ou de leur activisme en faveur de personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et intersexués (LGBTI). Le but de cette lettre est de vous demander respectueusement d’adopter les recommandations, présentées en mai 2013 lors de l’Examen périodique universel (EPU) du Cameroun au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, à savoir : empêcher les violences à l’encontre des personnes LGBTI, faire rendre des comptes aux auteurs de violences homophobes et assurer la protection des défenseurs des droits humains qui aident ces groupes discriminés. Nous vous proposons ci-dessous des mesures concrètes que le gouvernement du Cameroun peut prendre afin d’enrayer la violence homophobe.

Nous sommes particulièrement choqués et attristés par le récent assassinat d’Éric Ohena Lembembe, directeur exécutif de l’association Cameroonian Foundation for AIDS (CAMFAIDS), qui a été brutalement agressé et tué en juillet 2013. Personne n’a été arrêté dans cette affaire mais les amis de Lembembe soupçonnent qu’il a été tué en raison de son activisme en faveur des personnes LGBTI. Malheureusement, le gouvernement du Cameroun s’est abstenu de condamner publiquement cet assassinat et l’enquête de la police n’a toujours pas donné de résultat. L’inaction du gouvernement risque d’être interprétée par tous les Camerounais comme un signal qu’ils peuvent violer la loi en toute impunité si leurs victimes sont prises pour cibles à cause de leur orientation sexuelle et/ou de leur identité de genre, réelles ou supposées.

L’affaire Lembembe est sans doute la plus grave mais, malheureusement, elle ne constitue pas un cas isolé. Dans leur rapport intitulé Criminalisation des identités et publié en 2010, Alternatives-Cameroun, l’Association de défense des homosexue-le-s (ADEFHO), la Commission internationale des droits humains des gays et lesbiennes (IGLHRC) et Human Rights Watch ont documenté de nombreux incidents à travers lesquels des individus ont été passés à tabac par des bandes, par des voisins, par des agents de police ou par des membres de leurs familles parce qu’ils étaient soupçonnés d’être gays ou lesbiennes.En octobre 2012, Human Rights Watch et CAMFAIDS ont eu des entretiens complémentaires avec des personnes LGBTI au Cameroun qui avaient été agressées en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, dont une qui avait reçu un coup de couteau à la tête. Le rapport de 2013 d’Amnesty International intitulé Making Love a Crime (Quand aimer devient un crime) contient des informations sur des cas de discrimination, de tracasseries et d’exactions commises à l’encontre de certains individus à cause de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, réelle ou supposée, y compris de la part de la police et de membres de leurs familles.

Parmi d’autres incidents récents et inquiétants, figurent les cas suivants, sur lesquels nos organisations ont d’ores et déjà attiré l’attention des autorités camerounaises :

  • Une série de menaces de mort adressées par courriel et par SMS à deux avocats spécialisés dans les droits humains, Alice Nkom et Michel Togué, incluant la menace de tuer leurs enfants. Les deux avocats ont déposé plainte auprès de la police et de la justice, sans aucun effet. Human Rights Watch a adressé une lettre ouverte au Président Paul Biya le 14 février 2013, pour attirer son attention sur ces menaces et pour demander que son gouvernement s’occupe de cette situation. Nous n’avons reçu aucune réponse.
  • Un cambriolage du bureau de Michel Togué le 16 juin 2013, dans lequel des documents judiciaires sensibles relatifs à ses activités de défense de clients LGBTI ont été volés.
  • Un incendie, survenu le 26 juin 2013, au Centre Access, où Alternatives-Cameroun effectue des tests de dépistage du VIH et du travail de prévention auprès de la population gaie et de la population hétérosexuelle.

D’ailleurs, une journée nationale de lutte contre l’homosexualité a été instituée au Cameroun par une association et une marche a été autorisée et organisée dans les rues de Yaoundé le 21 aout dernier, où les leaders de cette association ont tenu des discours incitants à la haine et annoncé la mise sur pied d’une milice chargée de traquer les personnes LGBTI.

La menace de la violence et le climat d’impunité qui l’accompagne ont mis en péril le travail des associations camerounaises qui mènent des activités de prévention du VIH parmi les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH), y compris plusieurs signataires de cette lettre. En l’absence de garantie que les responsables gouvernementaux chargés de la sécurité publique vont les protéger, plusieurs de ces organisations ont été contraintes de réduire des activités de sensibilisation qui sont essentiels dans la lutte contre le VIH / SIDA au Cameroun.

L’application arbitraire de l’article 347 bis du Code pénal camerounais, qui punit « les rapports sexuels avec une personne du même sexe », a l’effet pernicieux de légitimer des actes de violence contre les lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et intersexués. Comme nos organisations l’ont documenté, notamment en mars 2013 dans le rapport intitulé Coupables par association d’Alternatives-Cameroun, de l’ADEFHO, de CAMFAIDS et de Human Rights Watch, des dizaines de personnes sont arrêtées et poursuivies en justice au Cameroun sur la simple présomption qu’elles sont gaies. Dans ce contexte, de nombreuses personnes LGBTI ont peur de dénoncer des crimes à la police. Quand ils le font, ils sont parfois traités eux-mêmes comme des criminels et arrêtés. Ainsi, non seulement ces arrestations sont effectuées en violation de la propre constitution du Cameroun et de ses obligations internationales, mais elles contribuent au climat de violence contre des personnes LGBTI.

Il incombe au gouvernement camerounais de protéger tous ses citoyens – pas seulement les hétérosexuels – de toute violence. La présidente de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, Catherine Dupe Atoki, a récemment affirmé que la Commission était fermement opposée aux violences commises sur la base de l’orientation sexuelle. [1] Le Cameroun devrait prendre explicitement une position identique afin de décourager la violence homophobe et transphobe.

La prochaine réunion du Conseil des Droits de l’Homme à Genève est une occasion pour le Cameroun de prendre clairement position contre ces violences. Nous vous prions instamment de faire en sorte que votre gouvernement accepte les recommandations concernant les violences à l’encontre des personnes LGBTI, y compris les recommandations de protéger la communauté lesbienne, gay, bisexuelle, transgenre et intersexe de la violence d’autres membres de la société (Allemagne) ; d’adopter des mesures appropriées pour lutter contre les préjugés sociaux, la discrimination et la violence à l’égard d’individus en raison de leur orientation sexuelle, y compris la stigmatisation et le harcèlement dont ils font l’objet (Uruguay) ; d’adopter les mesures nécessaires pour protéger et intégrer la communauté lesbienne, gay, bisexuelle et transgenre, et empêcher la discrimination à son égard (Argentine) ; d’enquêter sur les brutalités policières dont des personnes ont été victimes en raison de leur orientation sexuelle supposée ou réelle (Belgique) ; d’assurer une protection appropriée des défenseurs des droits de l’homme qui viennent en aide aux personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (Belgique) ; et de continuer à enquêter sur les menaces et agressions dont les défenseurs des droits de l’homme et les journalistes sont victimes et traduire en justice les auteurs de tels actes (Espagne). [2]

Afin de mettre en œuvre ces recommandations, nous vous suggérons de prendre les mesures concrètes suivantes :

  • Condamner publiquement l’assassinat du défenseur des droits de l’homme et activiste des questions de santé communautaire Éric Ohena Lembembe, et exiger une enquête immédiate, efficace, indépendante et impartiale et que les responsables présumés soient traduits en justice.
  • Collaborer avec les organisations de la société civile et les médias pour concevoir et mettre en œuvre une vaste campagne de sensibilisation du public au sujet de l’humanité, la dignité et les droits des minorités sexuelles et de genre.
  • Effectuer des formations pour la police, la gendarmerie et les officiers judiciaires sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre et les droits des personnes LGBTI, notamment le droit d’accès à la justice, et collaborer avec les organisations de la société civile travaillant sur les droits des LGBTI pour offrir cette formation.
  • Promulguer des lois pour interdire l’incitation à la violence et les crimes haineux, y compris les crimes motivés par l’orientation sexuelle réelle ou supposée de la victime ou l’identité de genre.
  • Prendre toutes les mesures nécessaires, notamment législatives et administratives, pour interdire et éliminer tout traitement discriminatoire fondé sur l’orientation sexuelle, à tous les stades de l’administration de la justice.
  • Nommer et financer un groupe de travail, incluant des membres de la société civile, afin d’élaborer un plan d’action national pour l’élimination de la discrimination contre les minorités sexuelles, avec des indicateurs de référence pour chacune des composantes du plan d’action national.
  • Permettre aux organisations travaillant sur les questions relatives à la sexualité, le sexe, l’orientation sexuelle et l’identité de genre à être certifiées comme organisations à but non lucratif légalement reconnues.

Il nous tarde de recevoir de vous une réponse positive concernant ces questions et nous serions ravis de vous rencontrer, si vous le souhaitez, pour discuter plus avant de ces recommandations.

Nous vous prions d’agréer, Excellences, l’expression de notre haute considération.

Serge Yotta, Directeur Exécutif
Affirmative Action

Andre Banks, Directeur Exécutif
All Out

Parfait Behen, Président
Alternatives-Cameroon

Netsanet Belay, Directeur, Programme Afrique
Amnesty International

Stéphane Koche, Vice-Président
Association pour la Défense des Homosexuel-le-s (ADEFHO)

Eitel Joris Ella Ella, Coordinateur Exécutif
Cameroonian Foundation for AIDS (CAMFAIDS)

Karim Lahidji, Président
Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH)

Daniel Bekele, Directeur, Division Afrique
Human Rights Watch

Jules Eloundou, Président
Humanity First Cameroon

International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association (ILGA)

Gerald Staberock, Secrétaire général
Organisation Mondiale contre la Torture (OMCT)

Rev. Canon Albert Ogle, President
St. Paul’s Foundation for International Reconciliation

cc :
M. Anatole Fabien Marie Nkou, Ambassadeur
Mission permanente de la République du Cameroun auprès des Nations Unies à Genève
23, Avenue de France, 1202 Genève, Confédération Helvétique
Fax : + 41 22 736 21 65,
Courriel : mission.cameroun@bluewin.ch

M. Chemuta Divine Banda, Président
Commission nationale de droits de l’Homme et des libertés
Yaoundé
Cameroun
Facsimile : +237-2222-6080
Courriel : cndhl@iccnet.cm

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