Réactions de la FIDH au rapport de Bernard Kouchner "Relation d’un voyage et de la découverte d’une industrie muette"

La FIDH a pris connaissance avec consternation du rapport rédigé par Bernard Kouchner Conseil, daté du 29 septembre 2003, et figurant sur le site de Total.

Même après une lecture attentive du rapport, la FIDH s’interroge sur son réel objet, qui n’est pas précisé. Son titre "Relation d’un voyage et de la découverte d’une industrie muette", ne nous informe pas davantage. Nous apprenons simplement en page 2, que ce rapport fait suite à une « mission d’enquête [...] pouvant déboucher le cas échéant sur des propositions ».
Si l’objet du rapport demeure flou, la raison de sa commande semble plus évidente.
En effet, la publication de ce rapport intervient alors que s’est ouvert jeudi dernier en Californie le procès de la compagnie Unocal, partenaire de Total dans ce projet, et alors que Total fait face à une plainte pour « crime de séquestration » déposée en France par des victimes birmanes en août 2002. Hervé Madéo, Directeur en Birmanie de la compagnie Total au moment des faits, a été entendu en octobre dernier comme témoin assisté par la juge d’instruction dans le cadre de cette plainte. Monsieur Kouchner se garde d’ailleurs de mentionner ces plaintes.
Dans ce contexte, la publication de ce rapport - commandé par les avocats du groupe - semble s’insérer dans une stratégie de communication de Total, toujours très désireux de justifier sa présence en Birmanie.
Au terme d’une enquête à la méthodologie douteuse, BK, loin de se cantonner à la légitimation de la présence de Total en Birmanie, nous livre une vision très particulière du monde où les entreprises se substitueraient aux Etats dans la garantie des services publics de base et où Total pourrait signifier « non seulement pétrole mais aussi santé publique » (p 14 du rapport précité).
Sur la méthodologie employée
La FIDH - qui a effectué plus de 1000 enquêtes dans une centaine de pays ces vingt dernières années - rappelle qu’une enquête indépendante suppose nécessairement le respect de deux règles élémentaires de déontologie : indépendance et impartialité - c’est à dire enquêter à charge et à décharge, et ne pas bénéficier d’un soutien financier pouvant mettre en doute l’objectivité de l’enquêteur. Or, la méthodologie suivie par BK Conseil ne respecte ni l’une ni l’autre de ces règles de base.

Sur l’indépendance financière. Alors que Bernard Kouchner reconnaît implicitement cette règle de base lorsqu’il certifie s’être assuré « que les rapports financiers entre Total et le CDA étaient sains » avant de verser au dossier à décharge le rapport de cette organisation, il reconnaît par ailleurs avoir été rémunéré pour mener cette étude (25 000 Euros, selon Le Monde daté du 12 décembre 2003), ce qui jette évidemment le doute sur l’objectivité de son enquête.
Sur la nécessité d’une enquête à charge et à décharge. BK Conseil fait état dans son rapport de rencontres avec certaines ONG, essentiellement humanitaires, présentes en Birmanie. Il ne semble toutefois pas avoir rencontré les ONG de défense des droits de l’Homme qui ont dénoncé l’utilisation du travail forcé en Birmanie, tels Earth Rights International , la Confédération Internationale des Syndicats Libres ou la FIDH .
Alors que Bernard Kouchner souligne l’importance de la voix des victimes qui seules « ont le droit de juger si « l’aide doit se poursuivre ou cesser » (p7 du rapport), il n’a pas jugé utile de rencontrer le principal témoin dans le procès en cours contre le groupe pétrolier, qui se trouve pourtant en France depuis plusieurs mois ou de se rendre dans les camps de réfugiés à la frontière thaï où se trouvent les personnes qui ont fui la zone du chantier.
Dans un texte publié dans Libération le 11 décembre 2003, Bernard Kouchner semble vouloir se dédouaner de cette critique, en affirmant qu’ « aucun témoin n’a pris contact avec [lui] ». La FIDH considère qu’il incombait à Monsieur Kouchner dans le cadre de son enquête d’aller à la rencontre des victimes.
La FIDH est également stupéfaite de constater à quel point Bernard Kouchner entretient en permanence la confusion dans sa « relation de voyage » : confusion entre la situation générale en Birmanie et la situation dans la zone du gazoduc ; confusion entre le rôle des ONG humanitaires et celui d’un groupe privé ; confusion entre le politique et l’humanitaire, et ainsi de suite...
La FIDH s’étonne par ailleurs que Bernard Kouchner ne précise pas les modalités de son « voyage » : dans quelles conditions a-t-il rencontré les villageois ? Le traducteur était-il fourni par Total ? A-t-il pu se déplacer librement, non-accompagné, dans la zone ? Pourquoi ne s’est-il pas rendu à la frontière ?
Enfin, pour justifier son revirement d’opinion depuis la parution d’un livre intitulé "Le dossier noir de la Birmanie", qu’il avait préfacé, Bernard Kouchner dit " je n’avais pas fait d’enquête, mais un certain nombre de Prix Nobel, dont mon ami Elie Wiesel, prétendaient l’avoir menée pour moi". Visiblement gêné aux entournures, Bernard Kouchner conclut : "Rien ne me laisse à penser que le groupe ait pu prêter la main à des activités contraires aux droits de l’Homme. Rien non plus ne me permet d’affirmer que ce genre d’activité a cessé d’être pratiquée au sein de l’armée birmane". Il ajoute un peu plus loin : "Et si les témoins cachés, ceux dont on ne sait pas les noms et qui poussent au procès, avaient raison ? Si on ne savait pas tout des pratiques de l’armée birmane durant la période de construction du pipe ? Si les témoignages étaient sincères et fondés ?".

Sur le travail forcé et les violations de droits de l’Homme occasionnées par le chantier
Bernard Kouchner ignore délibérément les véritables accusations portées contre le groupe pour répondre à d’autres, qui n’ont jamais été formulées.

C’est en effet le postulat même sur lequel est construit le rapport qui est erroné. Bernard Kouchner s’acharne à démontrer que Total n’a pas utilisé directement le travail forcé. Or, les principales ONG qui ont travaillé sur les violations des droits de l’Homme liées au chantier de Yadana, dont la FIDH, n’ont jamais prétendu cela. Ce que la FIDH, ERI, la CISL ou les plaignants aux procès ont dénoncé, c’est la complicité de Total avec l’armée birmane : tous les observateurs s’accordent à dire que le chantier de Total occasionne du travail forcé, que Total tolère et dont il tire bénéfice, même s’il ne le pratique pas lui-même.
La FIDH rappelle qu’il est reproché à Total
1. D’avoir occasionné des déplacements de populations et d’avoir forcé à l’exil des centaines de villageois
2. D’avoir bénéficié du travail forcé pratiqué par l’armée birmane qui s’est livrée à une militarisation complète de la zone - et d’avoir continué à en bénéficier même après avoir pris connaissance des exactions commises par l’armée
3. De fournir un soutien logistique et militaire à l’armée birmane, en outre de lui apporter une caution morale, politique et financière.

Ces assertions résultent de mois d’enquête, appuyées sur les témoignages de victimes ou d’anciens membres de l’armée birmane, tout comme sur des documents internes à Total ou Unocal. Or, au terme de trois jours dans la zone du pipe... Monsieur Kouchner accuse « certains défenseurs des droits de l’Homme souvent peu informés » (p15) de faire des procès injustes contre Total .

Il faut également rappeler que le rapport d’une Mission d’information parlementaire de l’Assemblée Nationale française a été publié en 1999, qui conclut notamment que "La mission estime que TOTAL et UNOCAL n’ont pas volontairement utilisé le travail forcé pour la construction du gazoduc mais en ont indirectement bénéficié en raison de la militarisation de la zone. Pour cette raison, la délégation n’est pas favorable à l’implantation de TOTAL en Birmanie" .

D’autres éléments du rapport de Bernard Kouchner sont choquants : il prétend que "le recours au travail forcé est une coutume ancienne"...Les spécialistes de la Birmanie rejettent unanimement cette affirmation, pourtant répétée à l’envie par Total, y compris dans son dernier rapport sociétal et environnemental . La « coutume ancienne » dont parle M. Kouchner était celle par laquelle les villageois travaillaient bénévolement à la construction de temples ou autres édifices d’intérêt public - certainement pas le port des munitions et la construction de baraquements pour l’armée.

Par ailleurs, le caractère soi-disant coutumier du travail forcé ne peut en aucun cas le justifier. Il s’agit clairement d’une violation du droit international, à tel point que l’Organisation internationale du travail a établi une Commission d’enquête spéciale pour enquêter sur les violations de la Convention de 1930 relative au travail forcé, laquelle a qualifié en 1998 la persistance du travail forcé en Birmanie de crime contre l’humanité. En juin 2000, la Conférence annuelle de l’OIT a adopté une résolution sans précédent face au recours généralisé au travail forcé en Birmanie ; cette résolution recommande "aux organismes des Nations unies, aux Etats et aux sociétés privées de revoir leurs relations avec la Birmanie afin de ne pas encourager le recours au travail forcé".

BK reproche aux ONG ayant dénoncé le lien entre la dégradation de la situation des droits de l’Homme et les activités liées au gisement gazier de ne pas avoir mené une "vraie enquête"..."sur place". Il ne peut s’agir que de mauvaise foi puisque les ONG indépendantes de défense des droits de l’Homme ne sont pas autorisées à se rendre en Birmanie.

Sur le prétendu « acharnement » des militants sur la Birmanie
La FIDH est également indignée par les termes utilisés par BK à l’égard des ONG actives sur les droits de l’Homme en Birmanie. Ils reflètent un certain mépris : "Pourquoi les militants s’acharnent-ils plus facilement contre le Myanmar que contre la Chine qui pratique à grande échelle le travail des enfants"..."l’échelle d’impopularité d’un gouvernement n’obéit à aucun critère stable et raisonné. Telle est la poétique des réactions activistes".

Pourtant, la FIDH n’a cessé de rappeler depuis de nombreuses années que la présence d’investisseurs étrangers renforce et légitime la junte au pouvoir en Birmanie au détriment du bien être et du développement des populations locales. En Birmanie, et c’est ce qui en fait un cas particulier, les revenus générés par les investissements étrangers sont en effet majoritairement injectés dans l’armée et ne constituent pas, comme cela peut être le cas dans d’autres pays, un catalyseur de changement ou d’ouverture. De plus, Aung San Suu Kyi, leader de l’opposition démocratique birmane et prix Nobel de la paix, a qualifié publiquement Total de principal soutien à la junte (« Le monde » juillet 96) et elle n’est jamais revenue publiquement sur cette déclaration. Il convient par ailleurs de rappeler la résolution adoptée par l’OIT en juin 2000 (voir supra).

C’est donc au regard de ce contexte très particulier que la Birmanie est le seul pays pour lequel la FIDH demande le gel des investissements étrangers - et ce n’est pas le fruit d’un acharnement ni « par facilité » (p 4).
Bernard Kouchner évoque la présence d’ONG humanitaires sur place, revenant sur les débats qui ont précédé la décision de mettre en oeuvre des projets en Birmanie. Ses propos prêtent à confusion. Il dit : les ONG "qui s’occupent de l’urgence ont tranché : il faut se trouver, en permanence, du côté des victimes" - et par conséquent mener des activités en Birmanie en faveur des populations. Il semble par là sous entendre que les ONG de défense des droits de l’Homme qui tiennent un discours critique n’ont pas fait le bon choix - "les belles âmes dénoncent d’autant plus facilement qu’elles se trouvent éloignées des dangers" (p 7).
Les ONG humanitaires et les ONG de défense des droits de l’Homme n’ont pas le même mandat et leurs actions sont d’ailleurs complémentaires. Les ONG de défense des droits de l’Homme sont elles aussi aux côté des victimes, mais d’une autre façon. En se faisant l’écho des victimes (travail de dénonciation), mais également en les accompagnant et les soutenant lorsqu’elles souhaitent recourir à la Justice, comme ce fut le cas des Birmans victimes du travail forcé.

Sur le rôle d’une entreprise et sur l’implication de Total en faveur de la santé publique
Comme le souligne son rapport sociétal et environnemental 2002, Total applique strictement le principe de neutralité et de non-ingérence. Dans son rapport (page 84), Total affirme cependant que « la non ingérence dans le jeu politique des Etats n’empêche pas la solidarité humanitaire ».

Et c’est en effet le credo de Total depuis un certain nombre d’années : « racheter » sa présence dans des pays peu démocratiques par la mise en place de projets socio-économiques, conçus comme de séduisants arguments de vente pour les gouvernements des pays dans lesquels Total s’implante.

Si la FIDH milite depuis de nombreuses années pour que les entreprises reconnaissent l’impact de leurs activités sur les droits de l’Homme et assument leur rôle politique, elle condamne la conception qu’en a Total, fondée uniquement sur l’idée de solidarité et non de responsabilité.

Il est désormais largement admis que « dans leurs domaines d’activité et leurs sphères d’influence propres, les sociétés transnationales sont tenues de promouvoir, respecter, faire respecter et protéger les droits de l’Homme » .
Cette affirmation ne doit cependant pas faire oublier qu’il incombe en premier chef aux Etats de garantir les droits économiques, sociaux et culturels de base. A cette fin, les Etats doivent utiliser « le maximum de ressources disponibles » en vue de la réalisation progressive de ces droits.

La meilleure façon pour un groupe comme Total de contribuer au bien être des populations des pays où il s’implante serait de publier les revenus qu’il distribue aux gouvernements de ces Etats, afin que la population puisse en contrôler démocratiquement l’utilisation et s’assurer ainsi que « le maximum de ressources disponibles » est dédié à la satisfaction des droits fondamentaux de base en matière de santé, d’éducation, de logement... comme le précisent des conventions internationales ratifiées par la majorité des Etats.

Or, quand Total est interrogé sur cette question de la transparence, il brandit immédiatement la carte de la neutralité et de la non ingérence et préfère vanter ses projets socio-économiques.

Le rapport de Bernard Kouchner souscrit totalement à la « philosophie » de Total et fait un panégyrique des projets de développement, notamment en matière de santé, financés par Total dans la région du gazoduc. Voyant dans le programme socio-économique « la meilleure publicité pour Total », Bernard Kouchner préconise même l’installation d’un « show room [...] permett[ant] de présenter les activités techniques et sociales du groupe ». (p15)

Si Bernard Kouchner note « qu’on ne peut construire ni une prévention efficace, ni un réseau hospitalier sur la seule charité internationale » (page 7), ses recommandations s’inscrivent néanmoins dans une logique de privatisation de services de base où une entreprise agirait de fait comme un « sous-traitant » dans des domaines aussi essentiels que la santé ou l’éducation. Ainsi Bernard Kouchner préconise que « 10 autres dispensaires portent le drapeau Total » (p16) et que le nom de Total soit rattaché à un « bénéfice permanent de santé publique » (p16).

Compte tenu du poids et de l’influence de Total dans le pays, on peut donc craindre - à l’extrême - l’instauration progressive d’un système de santé à deux vitesses avec des « dispensaires bon marché et efficaces » pour les gens ayant la chance d’habiter dans la sphère d’influence de Total et un système délabré pour les autres. Cela irait à l’encontre du principe d’égalité et de non-discrimination qui constituent des principes fondamentaux du droit international.

La FIDH n’a pas eu la possibilité d’enquêter sur la qualité de ces projets. Elle ne conteste donc pas l’existence de « résultats médicaux significatifs ». Elle souhaite toutefois rappeler que, aussi excellents soient-ils, ces projets socio-économiques ne peuvent en aucun cas exonérer le groupe pétrolier de ses responsabilités. Ainsi, au-delà de la question de la complicité de Total dans le crime de travail forcé, la présence du groupe pétrolier en Birmanie constitue un puissant soutien économique et financier au SPDC et contribue donc au maintien au pouvoir en Birmanie d’un régime illégal et illégitime.

Conclusion
La FIDH regrette que Bernard Kouchner ait prêté son nom à cette opération de relations publiques du Groupe Total et à un moment où le Groupe doit enfin rendre des comptes à la justice. Son journal de voyage ne contribue en rien à aider les fameuses « victimes » qu’il prétend défendre.

La FIDH estime que, plutôt que de payer régulièrement des consultants à venir en visite guidée sur le site, Total gagnerait en crédibilité si ses dirigeants autorisaient des enquêteurs effectivement indépendants à se rendre sur le chantier.

A l’évidence, Total est manifestement encore loin de vouloir que la vérité soit faite sur ses activités en Birmanie.

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