Darfour : l’exigence de justice

Le Darfour n’arrête plus de compter ses morts. Plus de 70.000 depuis le début de la guerre civile en 2003, selon l’ONU. L’impunité est totale. La communauté internationale a reçu le 1er février 2005 la publication du rapport de la commission internationale d’enquête mandatée par le Conseil de sécurité de l’ONU qui a qualifié les crimes internationaux commis dans la région occidentale du Soudan de crimes de contre l’humanité. Au regard de leur extrême gravité, la FIDH estime qu’il incombe au Conseil de sécurité de saisir la Cour pénale internationale (CPI) de cette situation. Ayant qualifié cette situation de génocide, les Etats-Unis ne peuvent s’opposer aux droits des victimes à une justice internationale effective au nom de leur hostilité à la CPI.

Le Comité International de la Croix Rouge, gardien des Conventions de Genève de 1949, fait état de « violations graves du droit international humanitaire » au Darfour. Un rapport de l’ONU d’avril 2004 qualifie également les exactions commises dans la région par les milices armées du pouvoir central (janjawid) de « crimes de guerre » et de « crimes contre l’humanité » [1]. Le 9 septembre 2004, l’administration Bush affirmait qu’« un génocide a eu lieu et pourrait encore se poursuivre au Darfour » et que « le gouvernement soudanais et les janjawid en portent la responsabilité ». Le rapport de la commission internationale d’enquête des Nations unies, remis au Secrétaire général Koffi Annan le 25 janvier 2005, a confirmé la perpétration massive au Darfour de crimes entrant dans le champ de compétence de la CPI.

La Communauté internationale est donc consciente de la gravité des crimes commis au Darfour. Pourtant la tragédie perdure. Les affrontements, qui opposent les troupes gouvernementales aux rebelles du Mouvement de libération du Soudan (SLM) et du Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM) ont fait environ 70.000 morts et plus de 1,6 millions de personnes déplacées sur une population totale d’environ 2,3 millions d’habitants. La guerre civile, qui fait rage depuis février 2003, entraîne « une des pires crises humanitaires que connaît le monde aujourd’hui », selon les Nations unies. D’après le Programme alimentaire mondial, « près de la moitié de la population au Darfour manque de nourriture ». L’Organisation mondiale de la santé estime que plus de 10 000 personnes y meurent chaque mois dans les camps de personnes déplacées.

Les timides efforts de médiation politique engagés par l’Union africaine et l’envoi - sous un mandat ambigu - de contingents militaires de plusieurs pays africains, entreprise soutenue par le Conseil de sécurité des Nations unies, se sont révélés bien insuffisants pour éteindre le feu qui embrase le Darfour. Pire, les exactions redoublent depuis la signature par les parties le 9 novembre 2004 à Abuja (Nigeria) d’un Protocole humanitaire et d’un Protocole de sécurité.

Les accords de cessez-le-feu signés entre les protagonistes le 8 avril 2004 sont caduques : recrudescence des attaques meurtrières des Janjawid contre de nouveaux villages, tuant les habitants et incendiant les maisons ; bombardements de civils par l’aviation soudanaise ; représailles sévères des groupes d’opposition armés en violation du droit international humanitaire. Exécutions sommaires, violences sexuelles, menaces et harcèlements sont le lot quotidien de la population civile qui vit dans la peur.

Un nouvel espoir de trouver une solution au conflit est né des accords de paix signés le 9 janvier 2005 entre le Nord et le Sud Soudan, mettant officiellement un terme à un des plus anciens et des plus sanglants conflits du continent, même si les accords ne contiennent aucune disposition relative aux poursuites et au jugement des auteurs des exactions contre les populations civiles. Mais le Darfour n’est pas concerné par cet accord de paix. Victimes privées de paix, victimes privées de justice : l’impunité des auteurs des crimes au Darfour est totale, comme le souligne le représentant spécial des Nations unies dans cette région.

Nous avons pourtant la conviction que, face à une telle situation, le recours à la justice est indispensable à l’instauration de la paix, dès lors qu’il s’agit d’une justice crédible - indépendante, effective et apte à répondre à la gravité des crimes commis.

Pour contourner l’obstacle de l’impunité au niveau national [2] et l’absence d’autre solution viable, la FIDH suggérait dès septembre 2004 aux membres du Conseil de sécurité de déférer la situation du Darfour au Procureur de la CPI, compétente pour connaître des crimes de guerre, crimes contre l’Humanité et crimes de génocide. Une telle initiative est prévue par l’article 13 b) [3] de son statut. Le Soudan n’ayant pas ratifié le statut de la CPI et n’ayant pas exprimé sa volonté de saisir la justice internationale, cette disposition est d’ailleurs la seule qui permette à son Procureur d’être saisi de la situation au Darfour.

Préconisée dans le rapport de la commission internationale d’enquête du Conseil de sécurité rendu public le 1er février, cette perspective est désormais à l’ordre du jour. D’autant que la saisine de la CPI ne se justifie pas seulement faute d’alternative crédible. Elle a aussi d’autres fondements.
Le mandat de la CPI satisfait aux exigences de la prévention des crimes [4]. L’activation du système de justice internationale permet d’envoyer un signal fort et immédiat à tous les acteurs du conflit, leur signifiant que désormais les actes criminels qu’ils ont pu commettre ou qu’ils entendent perpétrer engagent leur responsabilité pénale individuelle et qu’ils devront répondre de leurs actes. Cette décision, bien que trop tardive, aurait un effet dissuasif sur les auteurs des crimes les plus graves au Darfour.

Le mandat de la CPI a aussi cette singularité qu’il permet de répondre aux attentes des victimes en leur permettant de faire valoir leurs droits à la justice et à la réparation, en participant directement à la procédure devant la Cour. L’expérience démontre combien la prise en compte des victimes est indispensable non seulement à l’effectivité de la répression des auteurs des crimes qu’elles ont subis, mais aussi au renforcement de la paix.

La saisine de la CPI offrirait également aux Etats le moyen d’assumer la responsabilité de leurs déclarations sur les crimes commis au Darfour. Qualifier les crimes commis de « génocide » n’est pas sans conséquence juridique : la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 stipule que toute Etat partie doit « saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide (...) » (article VII). Obligation pour les Etats de saisir le Conseil, obligation pour le Conseil d’agir aux fins de prévention des actes et de répression des auteurs.
La saisine de la CPI par le Conseil offrirait enfin aux Etats-Unis l’opportunité de clarifier leur position concernant la justice pénale internationale. Fermement opposée à l’action de la CPI à l’égard de ses ressortissants [5], l’administration américaine ne cesse en même temps de se faire l’apôtre des libertés, parmi lesquelles se trouve le droit à la justice. Lors de la cérémonie d’investiture marquant le début de son second mandat à la Maison-Blanche, le président des Etats-Unis s’est fait le garant de la liberté dans le monde et a exhorté la communauté internationale « à oeuvrer avec nous pour éviter et supprimer les actes de génocide. » Les Etats Unis ne peuvent se faire les hérauts de la liberté et refuser aux victimes soudanaises l’accès à leurs droits les plus fondamentaux, à commencer par celui d’être considérées dans leur existence même. Ils doivent à cette occasion montrer à la Communauté internationale qu’ils soutiennent l’activation du système de la CPI pour une situation où aucune autre alternative judiciaire effective n’est possible.

Quant aux autres Etats membres du Conseil, nous attendons d’eux qu’ils refusent de monnayer l’éventuelle abstention américaine au prix de l’immunité des ressortissants d’Etats non parties à la CPI impliqués dans des opérations onusiennes. Ce triste privilège avait été consenti en 2002 et 2003 par le Conseil de sécurité sur proposition américaine. Face à la mobilisation des ONG, quelques Etats avaient obtenu en 2004 que l’administration américaine, privée de soutiens suffisants, renonce à ce projet. La réactivation de « l’exception américaine » dans les circonstances actuelles serait doublement choquante :

 troquer le nécessaire recours à la justice internationale pour certains criminels en échange d’une garantie d’impunité pour les éventuels auteurs d’autres crimes : la symbolique est désastreuse ;

 échanger la seule saisine possible de la CPI, s’agissant de la situation d’un Etat non partie à celle-ci, contre un droit à l’immunité pour les ressortissants de 95 Etats non parties à la CPI : le marchandage est odieux.
La commission internationale d’enquête du Conseil de sécurité s’est attachée à qualifier juridiquement les crimes perpétrés au Darfour. Plus importante encore est l’action pour interrompre un génocide ou en prévenir la perpétration : n’est-ce pas le message que les Etats membres des Nations Unies ont justement et opportunément voulu adresser à l’occasion du 60ème anniversaire de la libération du camp de concentration nazi d’Auschwitz-Birkenau ? Une telle action suppose l’interposition entre les belligérants et la protection des populations civiles. Elle impose d’adresser aux criminels internationaux opérant au Darfour le signal clair et définitif que leurs actes seront effectivement réprimés.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies doit saisir la CPI de la situation au Darfour : il en a l’obligation ; il n’y a aucune alternative crédible.

Sidiki Kaba - Président de la FIDH
Dobian Assingar - Vice-président de la FIDH, président de la Ligue tchadienne des droits de l’Homme (LTDH)
Sophie Bessis - Secrétaire général adjointe de la FIDH, universitaire
Osman Hummaida - Président de Sudan Organisation Against Torture (SOAT)

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