Convention disparitions : nuages à l’horizon

15/11/2004
Communiqué

Du 1er au 5 octobre s’est tenue la quatrième réunion du groupe de travail « à composition non limitée » chargé « d’élaborer un projet d’instrument normatif juridiquement contraignant pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées ».

Ce groupe de travail a été créé en 2002 par la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies. Il est composé de gouvernements, mais les ONG qui le souhaitent sont admises à assister aux séances et à participer aux débats.

La création de ce groupe de travail est le fruit des efforts des ONG1 et des associations de familles de disparus2 qui se battent depuis plus de 20 ans pour que soit adoptée une convention internationale qui interdise la pratique des disparitions forcées en droit international et fasse obligation aux Etats d’adopter un certain nombre de mesures visant à prévenir la commission des disparitions forcées, à en réprimer les auteurs et à réparer les dommages subis par les victimes.

Dans ce combat, ces ONG et associations ont été soutenues par un certain nombre d’Etats, qui ont fait en sorte que la question soit inscrite à l’ordre du jour de la Commission des droits de l’Homme. La France, en particulier, a joué un rôle important dans ce processus. La France est en effet « l’auteur » de la résolution annuelle que la Commission adopte tous les ans sur le sujet. Elle a également présidé les travaux qui, en 1992, ont abouti à l’adoption de la Déclaration pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Elle préside aujourd’hui le groupe de travail chargé, dans le fil de la Déclaration, de rédiger un « instrument normatif jurdiquement contraignant », en la personne de M. l’Ambassadeur Bernard Kessedjian.

Lors de ses trois premières réunions (en janvier 2003, septembre 2003 puis janvier 2004) le Groupe de travail a semblé faire des pas de géant. Cela tenait sans aucun doute pour beaucoup à la fois à la personnalité du président lui-même - diplomate chevronné sachant admirablement mêler fermeté et affabilité - mais aussi à la méthode choisie pour progresser. Lors des deux première réunions, les problèmes de fond ont été discutés en détail sur la base d’« idées » avancées par le Président et ce n’est qu’en janvier dernier qu’un texte a été soumis à la discussion.

« Le diable est dans le détail » ! S’il fallait nécessairement dépasser le stade des idées générales, les discussions deviennent évidemment beaucoup plus compliquées lorsqu’elles portent sur des dispositions juridiques précises. Et cela d’autant plus qu’il y a peu de questions touchant les disparitions sur lesquelles on est en mesure de constater l’existence d’un consensus entre Etats.
Certes, le Groupe d’Amérique latine et des Caraïbes est très soudé dans une position globalement favorable à l’adoption d’un nouvel instrument juridique permettant de lutter efficacement contre les disparitions forcées. Autour d’Etats comme l’Argentine ou le Chili, cet ensemble de délégations constitue la locomotive du groupe de travail. Mais le paysage est beaucoup moins réjouissant dans le reste du monde : les Africains sont soit absents, soit instrumentalisés par des grandes puissances peu favorable à l’idée d’une convention sur les disparitions ; les asiatiques sont divisés, entre la Chine - peu enthousiaste comme on peut l’imaginer - et le Japon dont les positions restent extrêmement nuancées. Les européens brillent par leur désunion et leurs contradictions : pas le moindre début de position commune au delà de la simple adhésion de principe, pas le moindre effort solidaire pour soutenir avec un tant soit peu de cohérence un processus présidé par un des leurs ! Quant aux autres Etats occidentaux, il sont, là aussi, divisés : à part les Etats-Unis - dont la prudence excessive ne laisse rien augurer de bon - le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande expriment des positions nuancées, tantôt favorables, tantôt critiques.

Dans ce contexte - et en dépit des efforts de la présidence - la progression des travaux ne peut qu’être lente. Ce fut le cas lors de cette session d’octobre, puisque le Groupe de travail n’est pas parvenu, comme cela était l’ambition du Président, à examiner l’ensemble du projet. Il a fallu se contenter de discussions sur la nature et les fonctions d’un éventuel « organe de suivi », puis sur les articles 1 à 11 de la première partie du projet (celle-ci comprenant 25 articles en tout).

Et les progrès ont été peu nombreux par rapport à la session de janvier passée ! Sur « l’organe de suivi », c’est toujours le dissensus au sein du groupe de travail : tandis que les ONG et certains Etats souhaitent que soit créé un « comité » autonome sur le modèle des autres comités conventionnels, d’autres Etats voudraient confier la tâche de supervision du futur instrument au Comité des droits de l’Homme, et faire de la sorte de cet instrument un « protocole facultatif » rattaché au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En tête de ce dernier groupe se trouve la délégation d’un pays dont l’attitude au sein du Groupe de travail est pour le moins décevante : la Suisse ! D’une manière générale, ce pays multiplie les occasions pour mener des combats d’arrière garde qui facilitent la tâche des vrais opposants au projet. Ne serait-il pas temps qu’elle change d’attitude pour redevenir, aux yeux des ONG et du monde, le pays du droit humanitaire ?
Sur le fond, les discussions ont été tout aussi ardues. On enregistre peu de progrès, sauf peut-être sur la question de la qualification de la « pratique systématique ou massive des disparitions forcées » comme crime contre l’humanité. Sur ce point, en effet, tous les Etats semblent s’accorder, y compris le Royaume-Uni qui jusqu’ici avait une position pour le moins réservée. Pour autant, la place de la disposition qui affirme cette qualification n’est pas encore déterminée : elle se trouve dans le projet du Président dans le corps du texte (article 2 bis), mais beaucoup d’Etats voudraient plutôt la voir figurer dans le Préambule, ce qui en réduirait la portée normative.
Pas d’accord, en revanche, sur la place qu’il faut donner aux « entités non gouvernementales » en tant qu’auteur de disparitions forcées (article 2 § 2). Pas d’accord, non plus, sur la formulation de la règle spécifique gouvernant le déclenchement de la prescription (article 5). Et des discussions infinies sur les formes que peut prendre la responsabilité individuelle de l’auteur d’une disparition forcée (commission directe, complicité, tentative, responsabilité du supérieur hiérarchique... article 3).

Enfin, l’article 18 § 1 de la Déclaration de 1992 énonçait que : « Les auteurs et les auteurs présumés d’actes [conduisant à une disparition forcée] ne peuvent bénéficier d’aucune loi d’amnistie spéciale ni d’autres mesures analogues qui auraient pour effet de les exonérer de toute poursuite ou sanction pénale ». Cette prohibition des amnisties était évidemment essentielle dans la perspective d’une lutte efficace contre l’impunité des auteurs de disparitions forcées. Or, en l’état, cette disposition ne figure pas dans le projet de convention, alors même que le Président avait considéré, dès le début des travaux du Groupe, qu’il n’était pas acceptable de descendre en dessous des standards fixés par la Déclaration. Le Président lui-même avait fait sur le sujet une proposition en janvier dernier. Mais cette proposition était tellement faible dans sa portée qu’elle avait été rejetée unanimement par les ONG et par les gouvernements favorables à la prohibition de l’amnistie. Depuis, aucune nouvelle initiative n’a été prise, et cela à l’heure où le Secrétaire général des Nations Unies écrit, dans son rapport relatif au tribunal spécial pour le Sierra Leone : « Tout en reconnaissant que l’amnistie est une notion juridique acceptée et représente un geste de paix et de réconciliation à la fin d’une guerre civile ou d’un conflit armé interne, l’Organisation des Nations Unies a toujours affirmé qu’elle ne pouvait être accordée en ce qui concerne les crimes internationaux, comme le génocide, les crimes contre l’humanité ou autres violations graves du droit humanitaire. » (S/2000/915).

Le Groupe de travail ignorera-t-il cette avancée du droit international ? Si c’était le cas, il risquerait non seulement d’apparaître en retrait face à un mouvement de plus en plus étendu, mais aussi d’envoyer le mauvais message aux futurs auteurs de disparitions : « Ne vous inquietez pas ! C’est interdit, mais amnistiable ! »

Olivier de Frouville
Chargé de mission de la FIDH

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