Retour de mission à la frontière égypto-libyenne

19/05/2011
Communiqué

Doublement victimes : les migrants d’Afrique subsaharienne à la frontière égypto-libyenne
Retour d’une mission d’enquête de la FIDH
8 - 15 mai 2011

Du 8 au 15 mai, une mission de la FIDH s’est rendue dans la ville de Salloum pour enquêter sur la situation des migrants et réfugiés à la frontière égypto-libyenne.

La mission avait également pour objectif d’évaluer les conséquences du conflit en Libye pour les travailleurs migrants : environ 2,5 millions de migrants, originaires d’Asie et d’Afrique, travaillaient dans ce pays avant le début du conflit. Elle était motivée en particulier par les allégations de violence visant spécifiquement les migrants d’Afrique subsaharienne, accusés d’être des mercenaires à la solde de Kadhafi.

Cette mission a été organisée à la suite d’une première mission réalisée par la CIMADE à la frontière tuniso-libyenne en avril 2011 (voir le communiqué de la CIMADE : « A la frontière tuniso-libyenne, des milliers de migrants attendent un avenir… » www.cimade.org).

La mission était composée de Geneviève Jacques, membre du bureau international de la FIDH, ancienne secrétaire générale de la CIMADE, Mohammed Badawi, directeur adjoint de l’organisation soudanaise African Centre of Justice and Peace Studies, et Christine Tadros, spécialiste de la question des réfugiés pour l’organisation égyptienne AMERA.

Les chargés de missions ont pu recueillir plus d’une cinquantaine de témoignages de réfugiés et de migrants originaires d’Afrique subsaharienne. Ces témoignages viennent confirmer le fait que les migrants d’Afrique subsaharienne ont été victimes de graves violences voire de meurtre, et qu’ils ont été systématiquement pris pour cible par divers groupes armés.


© Gael Grilhot

Quelques chiffres

• On estime à 2,5 millions les migrants qui travaillaient en Libye avant le début du conflit
• Au 16 mai, 803 087 personnes avaient fui la Libye, dont 284 595 vers l’Égypte (94,884 Égyptiens, 115 607 Libyens et 74 104 personnes originaires de pays tiers)
• Le 16 mai 2011, 1 638 personnes ont traversé la frontière égypto-libyenne
• Selon le HCR, depuis le début du conflit plus de 14 000 personnes sont parties directement par bateau, essentiellement depuis la région de Misrata, en direction de l’Europe (les îles italiennes proche de la Libye et Malte)
• Le HCR dénonce le fait que plus de 1 200 personnes auraient péri en mer depuis le mois de février
• Au 10 mai, le nombre de demandeurs d’asile enregistrés auprès du HCR à Salloum était de 609 personnes
• Le taux d’acceptation des demandes d’asile à Salloum, au 10 mai 2011, était de 78%

Urgence à la frontière
Si les réfugiés de nationalité libyenne ont dès le début pu passer la frontière égyptienne sans encombre, il n’en a pas été de même pour l’ensemble des migrants qui travaillaient en Libye. Bloqués au poste frontière de Salloum dans des conditions extrêmement précaires – les autorités égyptiennes refusent toute possibilité de construction d’un « camp en dur », ils attendent d’être rapatriés dans leurs pays d’origine. Pour quelques uns la situation est encore plus difficile : ayant déjà fui les conflits et la persécution dans leur pays d’origine, ils n’ont aujourd’hui nulle part où aller.

Rapatriement des migrants
Contrairement aux autorités tunisiennes, leurs homologues égyptiennes ont fait pression sur le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), afin qu’il n’installe pas de campement pérenne sur la frontière. D’où la précarité des logements. Si les procédures de rapatriement de ces travailleurs migrants ont été rapides (en trois mois, l’Organisation internationale des migrations a ainsi procédé à l’évacuation de plus de 35 000 personnes par bus et charters), il n’en reste pas moins que l’amélioration des conditions de vie reste une urgence pour ceux qui restent.

Dans la mesure où il s’agit de retours volontaires, le maintien de financement reste indispensable pour permettre à l’OIM d’assurer cette mission. Mais il est nécessaire également que ces migrants se voient garantir la possibilité, s‘ils le souhaitent, de poursuivre leur parcours migratoire, et que ce principe soit respecté par l’ensemble des acteurs internationaux engagés dans la région.

La situation des personnes « doublement » réfugiées
Quelque centaines de Darfouris, de Somaliens, d’Erythréens, de d’Ethiopiens qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine pour cause d’insécurité, attendent d’être réinstallés dans un pays tiers. Certains sont là depuis maintenant près de trois mois, vivant également dans des conditions d’extrême précarité.

E., un Congolais originaire de Kinshasa, attend la réponse du HCR, pour savoir s’il bénéficiera du statut de réfugié. En Libye, il travaillait dans le bâtiment, explique-t-il, dans une entreprise basée aux Emirats arabes unis et avait une carte de travail. Mais E. est également un ancien militaire et il a « peur de rentrer en RDC », où il peut faire l’objet de représailles. Si le HCR rejette son dossier, il ne sait pas bien ce qu’il fera, mais dit-il : « Je ne retournerai plus en Libye. C’est fini pour moi ».

A cet égard, la politique migratoire répressive et sécuritaire de l’Union européenne et le durcissement des conditions de dépôt d’asile constituent des signes négatifs particulièrement graves. Il est urgent que l’Union européenne s’engage à accueillir des réfugiés, qu’ils soient passés par le système du HCR ou qu’ils arrivent directement sur le territoire européen.

Attaques à l’encontre des migrants originaires d’Afrique sub-saharienne en Libye

Les migrants que la mission de la FIDH a rencontrés étaient le plus souvent des hommes seuls, travaillant dans la construction, l’industrie ou les services, exerçant des métiers de chameliers, fermiers ou soudeurs. Socialement exclus, parfois soumis aux harcèlements policiers, ces migrants venus de très nombreux pays d’Afrique subsaharienne (Mali, Tchad, Soudan, Nigeria, Niger, Mauritanie...) vivaient souvent dans des quartiers à part.

Sous le régime de Kadhafi, les migrants en situation irrégulière étaient souvent détenus dans des camps dans des conditions effroyables. La Libye n’a jamais ratifié la Convention de l’ONU sur le Statut des réfugiés de 1951 et aucun système national ne garantit le droit d’asile. Par ailleurs, des expulsions de migrants étaient régulièrement pratiquées en violation du droit international.

L’Union européenne, dans le cadre de l’externalisation de sa politique migratoire, a fait de Kadhafi un partenaire important dans la lutte contre les migrations irrégulières vers l’Europe. En 2010, l’UE négociait avec Kadhafi les conditions d’octroi d’un fonds d’assistance à la Libye, destiné à renforcer « la lutte contre les migrations irrégulières ».

Dans l’un des grands hangars de béton de Salloum, assis ou allongés sur des lits faits de cartons posés à même le sol, des dizaines de migrants d’Afrique subsaharienne venant de Libye attendent d’être rapatriés. « Je suis arrivé ici il y a 6 jours », témoigne ainsi K., un jeune Tchadien de 25 ans. « Je suis parti de Benghazi et j’ai mis deux jours pour venir, après avoir payé 70 dinars libyens (environ 40 euros) pour faire le trajet », poursuit K.. Pour fuir les combats mais aussi « parce que là bas, tous les Africains « noirs de peau » étaient considérés comme des mercenaires au service de Kadhafi. Il y en avait beaucoup qui s’étaient fait agresser ». Spoliations, insultes, passages à tabac, « licenciements » sans paiement : l’amalgame « noirs=mercenaires » a servi de prétexte à de nombreuses exactions à l’encontre de migrants d’Afrique subsaharienne, mais aussi à de véritables attaques de la part de « groupes armés » non identifiés.

De nombreux témoignages reviennent sur ces agressions depuis le début du conflit. Certains montrent des vidéos prises avec des portables : des corps allongés, visiblement morts, et des hommes en armes. Enfin, sur la route qui mène à Salloum, nombreux sont ceux qui se sont fait voler leur argent ou leur portable.

Principales recommandations de la FIDH

Concernant le sort des exilés au poste frontière de Salloum

La FIDH demande aux autorités égyptiennes :
 de maintenir les frontières ouvertes avec la Libye de façon à permettre à ceux qui sont menacés de sortir du pays sans formalité d’aucune sorte ;
 d’autoriser l’installation de tentes permettant d’héberger de façon digne les personnes qui sont en attente de départ et qui doivent, pour certaines, passer des semaines bloquées à la frontière dans des conditions qui ne respectent pas la dignité humaine ;

La FIDH appelle les Etats donateurs, et l’Union européenne, à financer d’urgence le rapatriement des migrants qui le souhaitent dans leurs pays d’origine.

La FIDH demande aux Etats signataires de la Convention de Genève sur les Réfugiés, et tout particulièrement aux Etats membres de l’Union européenne, de s’engager rapidement auprès du HCR à accueillir les réfugiés, reconnus par le HCR à Salloum, pour lesquels il n’existe aucune possibilité de réinstallation dans la région. Elle leur demande de s’abstenir de toute mesure militaire ou politique qui puisse porter atteinte au droit des demandeurs d’asile à requérir l’asile dans le pays de leur choix.

Concernant les violences racistes à l’encontre des migrants originaires d’Afrique subsaharienne en Libye

La FIDH demande à toutes les parties au conflit :
 de respecter les normes de droit international des droits de l’Homme et du droit international humanitaire ratifiés par la Libye, tels que l’article 3 commun aux conventions de Genève et le protocole additionnel 2 aux conventions de Genève ;
 de cesser leurs attaques et les actes de violences et de discrimination commis à l’encontre des populations migrantes et de poursuivre en justice les auteurs de ces crimes ;
 de coopérer pleinement avec les enquêtes en cours de la Cour pénale internationale (CPI).

La FIDH demande, sur la base des témoignages concordants recueillis par la mission, au Conseil national de transition libyen (CNT) :
 de prendre toutes les mesures nécessaires, dans le respect du droit et des normes internationales, pour que cessent les violences commises à l’encontre des migrants et réfugiés provenant d’Afrique subsaharienne : violences physiques, harcèlement racistes, menaces et injures, licenciement sans salaire ;
 de mener des enquêtes et traduire en justice les auteurs de crimes (meurtres, viols) et délits (vols, extorsion d’argent ou de biens) commis par des hommes en armes dans la zone contrôlée par les insurgés et placée de fait sous l’autorité du CNT ;
 de permettre aux victimes d’avoir recours à la justice pour obtenir réparation des violences subies, mais aussi des biens ou les salaires dont ils ont été spoliés.

La FIDH demande au Procureur de la Cour pénale internationale de continuer ses enquêtes sur la situation en Libye et de poursuivre des plus hauts responsables de toutes les parties en présence, de façon à inclure également la poursuite des attaques ciblant de façon particulière les personnes migrantes.

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