Répression en Syrie : le décryptage d’Ignace LEVERRIER, ancien diplomate

29/04/2011
Communiqué

Interview réalisée le 28 avril 2011

FIDH : L’abolition de l’Etat d’urgence et de la Cour de sureté de l’Etat complétée par une nouvelle réglementation du droit de manifester semblaient être des concessions importantes du régime syrien aux revendications des manifestants, mais la détermination des manifestants est intacte et la répression s’est amplifiée, comment l’expliquer ?

Ignace LEVERRIER : Le premier point à souligner est que les manifestants réclamaient la fin de l’état d’urgence et non pas son remplacement par tout un arsenal de lois qui risquent de créer une situation toute aussi répressive que celle qui existe depuis près de 50 ans.

Ensuite, s’ils ont reçu des promesses ils préfèreraient constater des actes. Quand un avocat se rend au siège d’un gouvernorat pour déposer une demande de manifester, désormais réglementée, personne ne peut comprendre et admettre qu’il se retrouve derrière les barreaux. D’autant que le régime, comme les Damascènes l’ont constaté, mercredi 27 avril, devant les bureaux de la chaîne Al Jazira, octroie à ses partisans de telles autorisations. Les nouvelles lois sont-elles donc destinées à encadrer une situation meilleure que celle qui prévalait, ou est-elle destinée à piéger les citoyens, à accroitre leur répression… ou simplement à les faire taire momentanément, le temps que le calme revienne ?

Face à des concessions ambigües, il a paru aux manifestants qu’ils devaient surtout ne pas baisser la garde. Ils restent donc mobilisés et ils continuent de réclamer de véritables réformes. Ils sont déterminés, parce qu’ils ne croient plus aux promesses d’un régime et d’un président qui leur ont trop longtemps et trop souvent menti, qui ont volontairement cherché à les tromper, qui cherchent encore à les manipuler. Le grand problème qui se pose actuellement, c’est que le peuple en Syrie a perdu confiance dans ses dirigeants. Comment pourrait-il en aller autrement quand les Syriens ont vu leur président rire et plaisanter devant la représentation populaire, le 30 mars, alors qu’il était là, en principe, pour répondre aux revendications d’une population qui déplorait déjà la perte de dizaines de morts, de centaines de blessés et encore plus d’arrestations. Ils ont considéré cette attitude comme proprement « irresponsable ».

Si encore la répression s’était interrompue. Mais il n’en a rien été. Dans une distribution des rôles particulièrement cynique, le « bon » président de la République, Bachar AL ASSAD, a pris des engagements de retenue. Aussitôt ensuite, le « mauvais » patron des forces de défense du régime, Maher AL ASSAD, et ses parents et associés, Atef NAJIB, Hafez MAKHLOUF, Rustom GHAZAL, ont repris leur travail de boucher…
Je crois que, aujourd’hui, les Syriens sont résolus à aller jusqu’au bout. Ils ont trop payé pour s’arrêter en chemin. Et puisque le pouvoir est incapable de se réformer, puisqu’il ne veut pas se réformer, ils réclament qu’il s’en aille.

Du point de vue du pouvoir, qui s’est enferré en racontant n’importe quoi dans ses médias officiels et qui s’est couvert de ridicule en parlant de « groupes islamistes armés », de « terroristes », « d’ agents infiltrés » - ce qui soit dit en passant a davantage accru la colère des citoyens qui occupaient les rues - la situation est désespérée. Il n’a aucune réponse politique à fournir à ce qu’on lui demande. Ouvrir la porte aux réformes, c’est s’exposer à être emporté par le flot des demandes et par la soif de liberté des Syriens. Il ne lui reste que la répression. En tuant, mutilant, torturant, en détruisant la ville de Daraa et peut-être aussi celles de Douma et Banias sur leurs habitants, il veut faire rentrer dans les esprits la peur qui en est sortie… et qui a commencé à s’emparer de lui et de ses partisans.

FIDH : Comme en Tunisie et en Egypte, le mouvement de protestation a été propagé par des jeunes avec les réseaux sociaux , est ce que la société civile peut s’organiser face à un pouvoir qui procède à tant de pressions, arrestations, détentions arbitraires ?

I.L : Les jeunes syriens ont déjà fourni la réponse à votre question. Rappelez-vous que, lors des premiers appels à manifester, les 4 et 5 février, le pouvoir s’est cru bien inspiré de dénoncer ces appels comme venant de l’étranger. Il n’est jamais intelligent de défier les jeunes. Ils ont voulu montrer qu’Israël, les Américains, les impérialistes, les colonialistes… bref toute la panoplie des ennemis que le régime s’invente chaque fois qu’il se sent en danger afin de tenter de regrouper autour de lui la population, en jouant sur la corde du nationalisme arabe, ils ont voulu montrer que tout cela n’était pas leur problème. Ce qu’ils voulaient eux, c’est la liberté, la dignité, leurs droits les plus élémentaires, à commencer par celui de ne plus être « fliqués » 24 h/24 par des moukhabarat aussi violents que grossiers, et n’ayant pour tout argument que leurs poings, leurs pieds ou leur matraque.
Oui, ils se sont organisés. Ayant compris plus vite que le pouvoir, qui en reste à sa vieille propagande et à ses vieilles manœuvres, que l’image jouerait un rôle essentiel dans la bataille pour la liberté qui s’ouvrait, ils ont créé des réseaux de diffusion des films et des enregistrements qui étaient pris et recueillis ici et là. Chacun, muni de son téléphone portable, s’est fait journaliste, commentateur, reporter…
Ils veulent aujourd’hui que le choc des images entraine leurs compatriotes des villes comme Alep et Damas qui hésitent encore à bouger, à apporter leur soutien, en terme économique et financier, aux familles de ceux qui ont besoin de ressources après l’arrestation de certains des leurs.

FIDH : Malgré des centaines de morts depuis le début de la protestation, les services de sécurité et leurs responsables bénéficient d’une totale impunité ?

I.L : Il faut dénoncer haut et fort le caractère inadmissible des opérations menées par les moukhabarat comme par les chabbiha - ces voyous de la côte syrienne au service d’intérêts mafieux- menées par les militaires comme par les milices populaires, ou par les militants du Baath mobilisés pour l’occasion au côté des balayeurs des rues enrôlés de force…

Ce qu’il faut, c’est informer, diffuser les images, diffuser les enregistrements, les témoignages, les noms, les faits, les lieux… en veillant surtout à la précision et en évitant les fausses informations.
Ce qu’il faut, c’est rappeler la Syrie à ses engagements en matière de respect des droits des uns et des autres, des hommes, des femmes, des enfants, des travailleurs… Le problème est que seuls des Etats sont en mesure de le faire de façon efficace. On tombe alors dans les problèmes bien connus de la « real politique », des rapports de force entre pays, et, surtout, dans le refus des pays qui violent régulièrement les droits de l’Homme de laisser regarder et condamner ce qui se passe chez les uns et les autres… pour éviter qu’on regarde et qu’on condamne un jour ce qui se passe aussi chez eux.

FIDH : Candidat unique lors du référendum en 2007, Bachar El Assad a été confirmé dans son mandat de président par 97% des voix, peut on encore espérer de ce pouvoir qu’il procède à des réformes et en particulier à celles menant au multipartisme ?

I.L : Non. On ne peut plus rien attendre de Bachar AL ASSAD. En 2000, il avait fait des promesses. Les Syriens y avaient cru. Ils avaient accepté d’attendre, de donner du temps au jeune chef de l’Etat. Ce qu’ils ont vu, c’est un surcroit de répression, une totale liberté de manœuvre laissée aux moukhabarat et une protection assurée à ces derniers pour qu’ils n’aient jamais à répondre de leurs actes devant la Justice. N’est-ce pas une invitation à redoubler de férocité, voire même à tuer ?

Ce qu’ils ont vu, au cours des onze ans écoulés, c’est un accroissement de la corruption, sous la protection du président de la République et des membres de sa famille. Ce qu’ils sont vu, c’est une paupérisation concomitante de la majorité de la population. Ils n’ont vu aucune volonté de réforme sérieuse. Et Bachar lui-même a tenté de le justifier de mille et une manières : les pressions sur la Syrie, le contexte international, les interventions étrangères…

Comment peuvent-ils croire que, dans sa volonté de réforme, le chef de l’Etat sera plus sérieux aujourd’hui et demain qu’hier ? Comment prêter du crédit aux engagements d’un homme qui a tellement menti et manœuvré ?

Oui, il y aurait une solution. Que Bachar AL ASSAD frappe un grand coup en libérant tous les détenus politiques, en convoquant un Congrès national de réconciliation, que sais-je encore ? Il faut un geste fort, symbolique et parlant, qui recrée de la confiance là où il n’y en a plus…
S’agissant du multipartisme, les Syriens n’attendent plus rien de lui non plus sur ce sujet. Tout le monde en Syrie se souvient du 10ème congrès du Parti Baath de juin 2005. Des promesses ont alors été faites. L’article 8 de la constitution allait être révisé et amendé [Je vous signale au passage que le député de Damas Mohammed HABACH vient d’annoncer que l’Assemblée du Peuple se saisirait de cette question « la semaine prochaine ». Et pourquoi pas aujourd’hui ou hier ? Toujours « boukra »…]. Une loi sur les partis politiques allait être soumise aux députés. Une nouvelle loi sur l’information allait être proposée. Une loi sur les associations pour remplacer celle de 1953…

Et dans les faits, rien, sinon la condamnation des dirigeants de la Déclaration de Damas, qui n’étaient pas des terroristes que je sache. La condamnation de l’avocat Anwar AL BOUNNI qui avait commis le crime d’ouvrir à Damas un centre de formation aux Droits de l’Homme, avec l’aide de l’extérieur, en l’occurrence avec le soutien de « l’ennemi » européen avec lequel les autorités syriennes discutaient au même moment un accord d’association. La condamnation de l’intellectuel Michel KILO, qui a été récompensé de l’aide qu’il avait apportée au Baath, au moment où celui-ci constatait son impuissance à reformuler seul ses « fondement théoriques », par une condamnation pour « intelligence avec l’ennemi »… Il avait en fait rédigé et fait signer une pétition réclamant des relations saines et équilibrées entre son pays et le Liban…
Dans ces conditions, comment faire confiance en l’absence d’un geste préalable fort et convaincant. Pas une promesse. Un geste, ne serait-ce qu’un seul. Et pas « boukra ». Aujourd’hui.

FIDH : Malgré des violences sans précédent contre des civils, le conseil de sécurité reste silencieux face à des crimes qui peuvent relever de la Cour pénale internationale, qu’en pensez vous ?

I.L : Il n’y a malheureusement rien là d’étonnant. Chaque Etat, au moment où cette question est examinée au Conseil de Sécurité, regarde ce qui se passe chez lui. Et il se demande si, concernant sa propre situation intérieure, sa manière de respecter ou de violer les Droits de l’Homme, sa politique répressive, son ouverture à la démocratie… il ne risque pas de voir la résolution, ou la condamnation, ou l’intervention en discussion être utilisée un jour contre lui. Dans ces conditions, le consensus se fait toujours a minima… et tant pis pour les Syriens.
Ajoutez à cela que les Russes et les Chinois, qui s’étaient laissé faire lors de l’adoption de la résolution sur la Libye, ne veulent pas recommencer une telle expérience, puisque, profitant de l’ambigüité du texte adopté, les pays favorables à une intervention sont allés au-delà de ce qui avait été voté, si ce n’est dans l’esprit, du moins dans la lettre.

Il faudrait, je crois, que la Cour Pénale Internationale soit saisie. S’il y a eu des crimes avérés, et je crains qu’il y en ait eu beaucoup déjà, la Cour dira ce qu’il en est. Elle dira les responsabilités et elle prononcera, si nécessaire, les condamnations contre les coupables. Il est temps que, partout dans le monde, les oligarques, les despotes, les tyrans, les dirigeants autoritaires et sanguinaires sachent qu’ils ne pourront jamais rester, en plus, définitivement irresponsables de leurs actes.

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