Le progrès de la compétence universelle - Par Manuel Ollé Sesé

Les manœuvres pour limiter la pratique de la compétence universelle en Espagne sont une lamentable réalité. Le Congrès vient d’approuver une proposition de résolution selon laquelle son exercice serait réduit aux cas où les prétendus coupables seraient en Espagne ou bien qu’il y aurait des victimes de nationalité espagnole et, en tous cas, seulement si un tribunal international ou du pays dans lequel se sont produits les faits n’est pas saisi pour « poursuite effective ». C’est l’apogée des critiques récemment adressées à la Cour Suprême espagnole : pourquoi les tortures de Guantánamo, les vols de la CIA, le massacre de Gaza, la répression au Tibet ou contre les membres de Falun Gong, les génocides des peuples guatémaltèques ou sahraoui, l’assassinat du journaliste Couso ou des jésuites au Salvador ou encore les crimes de Mauthausen sont-ils mis en accusation ?

Les arguments avancés pour contourner l’application de ce principe de justice pénale internationale sont variés et certains peu rigoureux. Ils peuvent être d’ordre technico-juridiques, économiques, de politique extérieure, imputables à un manque de capacité de nos tribunaux d’assumer cette charge de travail au détriment de notre justice ou encore dus à l’égocentrisme de certains juges ou leur volonté de jouer un rôle de premier plan.

Le paradoxe est surprenant. En Espagne, le principe de compétence universelle a été appliqué sans aucune controverse jusqu’au début des cas Pinochet et de l’Argentine en 1996. Nous avons tous applaudi avec satisfaction lorsque les juges de la Cour Suprême ont abordé en eaux internationales des bateaux chargés de drogue alors que l’Espagne n’était même pas leur destination et que les faits, l’embarcation ou l’équipage n’avaient aucune relation avec notre pays. Au contraire, les félicitations adressées aux juges et aux procureurs dans leur poursuite du narcotrafic virent sans raison à la censure lorsque sont accusés des crimes contre l’humanité qui viennent mettre en péril l’essence même des Droits de l’Homme.

La raison n’est autre que cette composante politique indubitable liée aux circonstances dans lesquelles sont perpétrés ces crimes horribles et qui, dans leur grande majorité, proviennent de pouvoirs de droit au de fait. Et c’est précisément à partir de ces pays où les faits ont été commis, que se développent toutes sortes de stratégies afin de garantir l’insupportable impunité de leurs auteurs et participants. Au plan national, des lois d’auto-immunité sont édictées et à l’extérieur, des stratégies politiques et diplomatiques inadmissibles sont mises en œuvre et finissent par avoir de l’effet, surtout quand elles sont le fait d’États puissants et ce, aux dépens des Droits de l’Homme.

Un bon exemple en est les pressions actuelles de la part d’Israël et des Etats-Unis sur l’Exécutif espagnol pour classer ces affaires les concernant et attaquer les juges Garzón, Pedraz y Andreu.

La dévalorisation de ce principe international correspond à une approche erronée à partir du droit national alors que l’analyse devrait se faire à partir du droit international, précisément sur la base de l’engagement pris lors de différentes conventions (comme par exemple celles concernant le Génocide, la Torture ou les Conventions de Genève). C’est, d’une part, ce qui a amené, depuis longtemps, à fonder le principe universel sur la nature des délits, leur extrême gravité et par conséquent sur l’engagement international à poursuivre ces délits. Á chaque fois qu’un crime international de première importance est commis, non seulement la victime est touchée mais toute la communauté internationale l’est aussi. Et d’autre part, pour que ce principe juridictionnel soit appliqué, il n’est pas nécessaire, selon le droit international, et comme le rappelle notre Tribunal Constitutionnel (STC 237/05), qu’il y ait une connexion nationale comme la présence physique en Espagne ou la nationalité espagnole des victimes.

La Cour Suprême d’Israël, aujourd’hui détractrice de la justice universelle, se basait pourtant dans le cas Eichmann sur le principe de compétence universelle, soulignant que « le droit de l’État d’Israël à châtier l’accusé provenait d’une source universelle – patrimoine de toute l’humanité – qui donne le droit de poursuivre en justice et châtier les crimes de cette nature et de ce caractère, parce qu’ils frappent la communauté internationale, n’importe quel État de la famille de nations et que l’État qui agit juridiquement le fait au nom de la communauté internationale. »

Le consensus pour la poursuite pénale de ces crimes, consolidé après les horreurs de la Deuxième Guerre Mondiale et le Procès de Nüremberg, bien que suspendu pendant la Guerre Froide, a été sauvé par la création des Tribunaux Pénaux Internationaux spéciaux (ex-Yougoslavie ou Rwanda), des Tribunaux Mixtes (comme ceux de Sierra Leone ou du Liban) et tout particulièrement avec l’instauration de la Cour Pénale Internationale (CPI). Ce dernier Tribunal est appelé à être le véritable organe universel de jugement des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et d’agression.

Pourtant, ces tribunaux supranationaux ne satisfont pas complètement les exigences de justice. Leurs limitations originelles – en raison de l’époque à laquelle les faits se sont produits, de l’endroit ou du type de crime qui en sont à l’origine – ont donné naissance à des obstacles insurmontables à la comparution sur leurs bancs des responsables de crimes si répugnants. La Cour Pénale Internationale, par exemple, ne peut juger que des faits commis après le 1er juillet 2002 et qui concernent les pays qui ont ratifié son statut.

Ce scénario judiciaire international insatisfaisant, en raison d’impératifs de droit international, transfère à des tribunaux nationaux le devoir de combattre la violation des Droits de l’Homme. Les organes judiciaires de France, de Belgique, d’Allemagne, du Canada, du Sénégal ou d’Espagne, entre autres, l’ont démontré.

Dans notre cas, le développement du principe universel et son application par nos tribunaux a constitué peut-être la meilleure contribution de ce pays à la communauté internationale pour la défense des droits de l’Homme.

S’il existe l’accord de la part des États sur le fait de devoir juger les grands criminels, pourquoi ces États ne remplissent-ils pas ce devoir pour les grands crimes internationaux (ius cogens) commis par leurs ressortissants ?

S’ils ne veulent pas passer en jugement dans un pays tiers ou devant un tribunal supranational, la réponse est simple. Ils devront intenter un procès pénal ou alors démontrer – sans simuler ni maquiller l’existence d’un cas ouvert - qu’une enquête authentique et efficace est en cours auprès de ses tribunaux. Dans le cas contraire, les tribunaux internationaux ou nationaux de pays tiers interviendront, en application du principe de compétence universelle.

Pourtant, ces prémices de Droit International sont contournés par les États qui cherchent à perpétuer une impunité intolérable. Ils ne jugent pas selon les normes du procès, ils s’opposent aux "ingérences" de la justice universelle et ne signent pas le statut de la Cour Pénale Internationale.

Cette attitude négative ne peut être supportée par les victimes. Celles-ci ont droit à la justice et la communauté internationale se doit de la leur rendre. Face à l’absence d’un tribunal pénal international véritable et pleinement efficace, le principe de compétence universelle, exercé dans n’importe quel pays et pas seulement en Espagne, apparaît aujourd’hui comme l’instrument indispensable pour la poursuite judiciaire des crimes internationaux les plus graves qui portent atteinte à la dignité des personnes.

Manuel Ollé Sesé est président de Association pour les Droits de l’Homme d’Espagne, et professeur de droit pénal à l’université Antonio de Nebrija. Il est l’auteur de Justice universelle pour les crimes internationaux(La Ley).

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