Egypte : Bilan après 15 jours de manifestations

10/02/2011
Communiqué
en fr

Éclairage sur les chiffres de la répression, le besoin de justice, les négociations en cours pour une transition vers la démocratie

 Bilan de la répression
 La nécessité d’une justice pour les victimes
 Comment préparer la transition démocratique ?
 Les négociations en cours

Le soulèvement d’une partie du peuple égyptien a commencé le 25 janvier 2011, à l’appel de plusieurs groupes d’opposants au régime agissant par le biais de réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter, très vite relayés par des médias audiovisuels, sensibilisant ainsi une grande partie de la population.

Les premières protestations sociales organisées au Caire et à Alexandrie le 25 janvier réunissant essentiellement des étudiants des classes moyennes éduquées, sont rapidement apparues comme des manifestations contre le régime en place, où les slogans scandés appelaient à la démission du président Moubarak et à la liberté en Egypte. Ces manifestants ont été rejoints le vendredi 28 janvier par des centaines de milliers de manifestants appartenant à toutes les couches de la population, ainsi que par les principales forces politiques de l’opposition.


Bilan de la répression :

Les manifestations du 28 janvier ont été violemment réprimées par les forces de police, faisant ainsi de nombreux morts et blessés parmi les manifestants.

D’après les informations que nous avons recueillies, cette première journée d’affrontements aurait causé la mort de 232 personnes au Caire, 52 personnes à Alexandrie et 13 à Suez. Ces chiffres sont encore provisoires puisque plusieurs hôpitaux ayant reçu des morts et des blessés n’ont pas encore été visités et que nous attendons de pouvoir récupérer les listes auprès des morgues. Les premiers éléments de notre enquête en cours nous permettent également d’affirmer que beaucoup de médecins présents dans les services d’urgence des hôpitaux publics du Caire le 28 janvier ont subi des pressions de leurs supérieurs pour ne pas communiquer avec les ONG et les médias et falsifier les dossiers des patients, dans le but de déguiser les causes réelles de décès en mort naturelle. En outre, nos organisations membres et partenaires en Egypte sont en train de recueillir des informations auprès des hôpitaux de campagnes et dispensaires dressés à la hâte dans les mosquées et autour des principaux lieux de manifestations.

Les forces de police, défaites par les manifestants, ont été rappelées dans leurs casernes laissant la place à l’armée, déployée au Caire et à Alexandrie dès la samedi 29 septembre, assurant l’ordre public et protégeant les bâtiments institutionnels.

L’absence des forces de sécurité dans les rues a encouragé les pillages et les déprédations de propriétés publiques et privées. Par ailleurs, il est apparu que la plupart des pillages auraient été organisés par le régime dans l’objectif de terroriser la population et encourager le chaos et finalement décourager les mouvements contestataires en érigeant une partie de l’opinion publique contre eux.

Des détenus de droit commun ont été libérés de prison et auraient reçu une modeste somme d’argent pour se livrer à ces exactions, rejoints dans leur entreprise par des membres de la police, agissant en civil, et des résidents de quartiers défavorisés également encouragés par l’octroi de quelques dizaines de livres égyptiennes.

Hosni Moubarak a annoncé le dimanche 30 janvier la démission du gouvernement et la nomination de Omar Suleiman, ex chef des renseignements militaires, au poste de vice-président, laissant ainsi entrevoir ce que pourrait être la transition, sans doute militaire.

Au fil des jours, et suite aux discours successifs de Hosni Moubarak annonçant qu’il resterait en poste jusqu’à la fin de son mandat en septembre 2011et de Omar Suleiman (se disant ouvert aux négociations avec l’opposition à la condition que les manifestants quittent la place Tahrir, au centre du Caire) une partie de l’opinion publique, galvanisée par la propagande diffusée par le TV égyptienne, affaiblie par le manque de revenus, effrayée par l’absence des forces de police, a commencé à s’exprimer ouvertement en faveur du régime de Moubarak. Des groupes de contre- manifestants sont apparus dans les rues du Caire scandant des slogans à la gloire du président et conspuant El Baradei (par ailleurs très peu populaire parmi les manifestants pro-démocrates, lui préférant un candidat vivant en Egypte). Ces groupes ont été relayés par des groupes de criminels probablement envoyés par le régime pour attaquer les manifestants de la place Tahrir mercredi 2 février au soir. Les enquêtes devront établir les responsabilités et déterminer le nombre de morts et de blessés ( à ce jour le bilan officiel porte à 13 le nombre de morts et à 1200 le nombre des blessés).

La TV égyptienne a continué à diffuser des messages selon lesquels le chaos et les protestations seraient alimentés par les étrangers et les journalistes, ce qui eu rapidement pour conséquence une montée vive de xénophobie dans la journée du 3 février. De très nombreux journalistes ont été pourchassés, tabassés et arrêtés par la police militaire. Des défenseurs des droits de l’Homme ont également été arrêtés dans les locaux du Hisham Mubarak Law Center, emmenés par la police militaire et détenus plusieurs jours dans des centres de la sécurité militaire, sans toutefois avoir été brutalisés au cours de leur détention.

Il est intéressant de noter que tous les étrangers arrêtés depuis le jeudi 3 février sont accusés d’être des espions à la solde d’Israël.

La situation sécuritaire semble être plus apaisée depuis dimanche 6 février même si la police militaire maintient la pression et les menaces contre les ONG de défense des droits de l’Homme, les journalistes et les étrangers vivant au Caire.

Les manifestants pro-démocrates sont déterminés à poursuivre leur combat en faveur de la démocratie. Ils se savent en danger. Pour eux, quitter la place Tahrir serait synonyme de répression et probablement de torture. Ces manifestants sont également potentiellement exposés à la colère d’une large partie de la population, désormais exaspérée par le chaos et sa propre détresse économique.
Pendant que les négociations sur la transition politique se poursuivent, l’attention devra continuer de se porter sur les manifestants et les défenseurs des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans l’objectif premier de les soutenir et les protéger.

La nécessité d’une justice pour les victimes :

La lutte contre l’impunité des auteurs de la répression sanglante des manifestations, et des violations des droits de l’Homme perpétrées contre des journalistes, bloggeurs et défenseurs des droits humains est une exigence du droit national et du droit international des droits de l’Homme pour répondre au droit des victimes à la justice et doit servir de prévention. Des procédures doivent être engagées devant les juridictions égyptiennes et le cas échéant au niveau extra-territorial sur le fondement de la compétence universelle.

Le Procureur du Caire a annoncé des poursuites engagées contre Habib El Adly. L’ancien ministre de l’Intérieur a comparu devant le procureur militaire dimanche 6 février. Les charges retenues contre lui sont les suivantes :
1- avoir retiré des forces de sécurité des rues pendant les émeutes
2- avoir ordonné aux forces de police de tirer sur les manifestants
3- avoir libéré des prisonniers de droit commun

Outre El Adly, Ahmed Ezz (businessman, très proche de Gamal Moubarak et ex personnalité influente du PND), Rachid Mohamed Rachid et Zuheir Garana (tous deux ex ministres) font l’objet d’enquêtes. Ils sont interdits de quitter le territoire égyptien et leurs comptes en banque ont été gelés.

Il convient de noter que si Habib El Adly occupait encore la fonction de ministre de l’Intérieur le 28 janvier, au moment des affrontements violents et meurtriers entre les manifestants et la police, il n’était plus ministre mercredi 2 février, au moment des attaques perpétrées contre les manifestants de la place Tahrir, par des groupes pro-Moubarak.
Les mêmes poursuites devraient être engagées contre ceux qui portent la responsabilité de ces actes.

Comment préparer la transition démocratique ?

Nos partenaires de l’Initiative égyptienne pour les droits personnels (EIPR) ont parfaitement exposé dans un article publié dans le Washington Post, les écueils juridiques à éviter pour permettre une véritable transition politique.

Selon eux, pour qu’une véritable transition vers la démocratie puisse s’opérer, Moubarak ne doit pas démissionner tant qu’il n’a pas signé les décrets que seul le président peut émettre, en vertu de la Constitution égyptienne. Ce n’est pas simplement une formalité juridique, c’est le seul moyen de sortir de la crise politique.

La constitution égyptienne stipule que si le Président démissionne ou que son poste devient définitivement « vacant », il doit être remplacé par le président du parlement, ou, en l’absence de parlement, le président de la Cour suprême constitutionnelle. En cas d’incapacité temporaire du président d’exercer ses prérogatives, le vice-président doit assurer l’intérim. Dans les deux cas, un nouveau président doit être élu dans les 60 jours. Significativement, la Constitution interdit le président par intérim de présenter des amendements constitutionnels ou de dissoudre le parlement.
 
Si, aujourd’hui, Moubarak ne pouvait plus remplir assumer ses fonctions, le président intérimaire serait donc le président du Parlement ou le président de la Cour constitutionnelle. Si Moubarak quittait le pays, par exemple pour "raisons médicales", le président intérimaire serait Omar Suleiman, récemment nommé vice-président.

Or ni Suleiman, ni Fatih Surur ne seraient en mesure de modifier la constitution au cours de la période intérimaire, la prochaine élection présidentielle aurait lieu en vertu des règles électorales restrictives telles que modifiées en 2007.

Donc, s’il devait quitter ses fonctions, Moubarak devrait a priori signer un décret présidentiel aux fins de déléguer tous ses pouvoirs à son vice-président jusqu’à la fin de leurs mandats en Septembre. Moubarak avait promulgué des décrets similaires, transferrant ainsi ses pouvoirs au Premier ministre, quand il avait dû être hospitalisé en 2004 et en 2009.

En outre, Hosni Moubarak devrait signer les décrets permettant la levée de l’état d’urgence (en vigueur sans discontinuer depuis 1981) et ordonnant la libération ou le procès de ceux qui sont détenus en détention administrative sans inculpation – ils seraient plusieurs milliers.

Aussi, avant de démissionner, le Président Moubarak devrait permettre la mise en place d’une commission indépendante composée de juges, d’experts en droit constitutionnel, de représentants de la société civile et de tous les mouvements politiques qui aurait pour mandat de rédiger un texte visant à modifier la constitution afin d’assurer que les élections présidentielles soient ouvertes à tous les candidats crédibles, que les égyptiens à l’étranger soient autorisés - pour la première fois - à voter, que tout président élu ne puisse pas exercer plus de deux mandats, et que les élections soient supervisées par des juges et des observateurs indépendants, conformément aux dispositions de l’article 25 du PIDCP ratifié par l’Égypte .

Nos partenaires égyptiens préconisent également qu’un gouvernement intérimaire soit nommé pour servir le peuple jusqu’à ce qu’un nouveau président soit élu et, surtout, pour superviser le président par intérim.

Enfin, trois éléments supplémentaires seraient essentiels pour réussir la transition : tout d’abord, la surveillance civile des forces de police et de sécurité afin de prévenir les abus, engager des poursuites pénales contre les agresseurs et contribuer à assurer la sécurité de ceux qui participent à l’insurrection démocratique.

Deuxièmement, la création d’un conseil de surveillance indépendant pour la télévision et la radio publiques afin d’assurer l’objectivité des programmes et la représentation de toutes les opinions politiques.

Enfin, un engagement fort de l’armée en tant que gardien neutre de la transition, au service des intérêts du peuple.

Les négociations en cours :

Des négociations sont menées entre les groupes politiques d’opposition et les représentants du régime et en premier lieu le Vice-président Omar Suleiman.

Au cours de ces négociations, il semblerait qu’un certain nombre de partis politiques et de groupes aient accepté l’idée que Moubarak pourrait rester en place jusqu’au terme de son mandat.
Il ressortirait de ces premiers entretiens que les parties en présence se seraient mises d’accord sur :
 la nécessité d’amender les articles 76 et 77 de la Constitution (sur le pluralisme des élections et le mandat du Président) et d’introduire tout autre amendement nécessaire à une transition pacifique.
 la mise en place d’un comité d’experts juridiques et de personnalités politiques devant présenter , au cours de la 1ere semaine de mars, des recommandations en vue des amendements constitutionnels et législatifs
 la fin de l’état d’urgence si la situation sécuritaire s’améliore
 la désignation d’un comité de personnalités publiques et indépendantes et de représentants des mouvements du 25 janvier qui sera chargé de suivre la mise en œuvre de cet accord ;

Le 9 février 2011, le comité pour les amendements constitutionnels a été mis en place par décret présidentiel ; ce comité, présidé par le président de la Cour de cassation et du Conseil supérieur de la magistrature) a annoncé au cours de sa première réunion qu’il allait commencer à travailler sur les amendements des articles 76, 77, 88, 93, 179 et 189 de la Constitution, ouvrant ainsi la voie à la préparation d’élections pluralistes.

Les frères musulmans acceptent les négociations, ou plus exactement ont accepté d’aller rencontrer Omar Suleiman afin de faire connaître leurs demandes.

Celles-ci se résument comme suit :

 la démission de Hosni Moubarak
 la levée de l’état d’urgence
 la formation d’un gouvernement d’union nationale
 la dissolution du parlement
 l’organisation d’élections libres et transparentes
 la liberté de former des partis politiques
 la liberté d’expression et de réunion
 la libération des prisonniers politiques
 une commission d’enquête sur la corruption
 une commission d’enquête sur la répression des deux dernières semaines

Immédiatement après ces premières négociations, les groupes du mouvement du 25 janvier de la place Tahrir ont annoncé que les personnalités et militants qui avaient rencontré Suleiman ne les représentaient pas.

Cinq groupes de jeunes (Mouvement du 6 avril, la campagne de soutien à Baradei et à la démocratie, la campagne « Door-knock », les jeunesses des Frères musulmans, le mouvement des jeunes du front démocratique) faisant partie des divers mouvements organisés qui sont impliqués dans l’insurrection démocratique du 25 janvier ont donc, en parallèle, mandaté un comité des Sages (« Comité de dialogue ») pour négocier en leur nom avec Omar Suleiman.
Ledit comité, conduit par l’ancien président du Conseil national des droits de l’Homme, Kamal Abdul Magd, est composé de 30 personnalités comprenant notamment des diplomates, des universitaires tels que Yahia Gamal (professeur de droit), Nabil Fahmy (ex ambassadeur aux USA et doyen de l’Université américaine au Caire - AUC), Naguib Sawiris, homme d’affaires milliardaire, propriétaire de chaînes de TV et du journal Al Shorouk, Ahmad Zuweil, prix Nobel de Chimie.

Gamal et Sawiris ont rencontré Omar Suleiman. Les jeunes du 25 janvier refusent les arguments avancés par Suleiman selon lesquels Moubarak ne peut pas quitter la scène immédiatement car il est le seul à pouvoir engager des amendements constitutionnels.

Les membres du Comité et les représentants des « Jeunes » se sont mis d’accord sur une série de mesures urgentes qui doivent être prises immédiatement si le processus de négociations doit continuer. Ces mesures incluent :

 la fin à l’état d’urgence
 la libération immédiate des prisonniers politiques et des prisonniers d’opinion
 l’arrestation immédiate et des poursuites engagées contre les oligarques du PND, les officiels et les officiers de police impliqués dans les attaques criminelles contre les manifestants, dans les attaques contre les propriétés privées et publiques, les pillages
 la cessation immédiate de toute forme d’encouragement et d’incitation (par les officiels et par la TV d’Etat) à agir contre les manifestants
 la démission du Ministre de l’information Anas El Fiqi de ses fonctions et le placement de la TV d’Etat sous le contrôle d’un Conseil de surveillance.

Les « Jeunes de la révolution égyptienne » ont annoncé le 9 février qu’il constituaient une coalition nationale comprenant des représentants du Mouvement du 6 avril, Justice and Freedom, les jeunes Frères Musulmans, la campagne El Baradei, le mouvement démocratique populaire pour le changement, le Front démocratique et le groupe Facebook Khaled Said.

Lire la suite